"Les cinq cents millions de la Bégum de Jules Verne\n\nTABLE DES MATIÈRES\nI - OÙ MR. SHARP FAIT SON ENTRÉE\nII - DEUX COPAINS\nIII - UN FAIT DIVERS\nIV - PART Â DEUX\nV - LA CITÉ DE L'ACIER\nVI - LE PUITS ALBRECHT\nVII - LE BLOC CENTRAL\nVIII - LA CAVERNE DU DRAGON\nIX - « P. P. C. »\nX - UN ARTICLE DE L' « UNSERE CENTURIE », REVUE ALLEMANDE\nXI - UN DÎNER CHEZ LE DOCTEUR SARRASIN\nXII - LE CONSEIL\nXIII - MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT\nXIV - BRANLE-BAS DE COMBAT\nXV - LA BOURSE DE SAN FRANCISCO\nXVI - DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE\nXVII - EXPLICATIONS À COUPS DE FUSIL\nXVIII- L'AMANDE DU NOYAU\nXIX - UNE AFFAIRE DE FAMILLE\nXX - CONCLUSION\n\nI OU MR. SHARP FAIT SON ENTREE\n\n<< Ces journaux anglais sont vraiment bien faits ! >> se dit à lui-même\nle bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir.\n\nLe docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est\nune des formes de la distraction.\n\nC'était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et\npurs sous leurs lunettes d'acier, de physionomie à la fois grave et\naimable, un de ces individus dont on se dit à première vue : voilà un\nbrave homme. A cette heure matinale, bien que sa tenue ne trahît aucune\nrecherche, le docteur était déjà rasé de frais et cravaté de blanc.\n\nSur le tapis, sur les meubles de sa chambre d'hôtel, à Brighton,\ns'étalaient le _Times_, le _Daily Telegraph_, le _Daily News_. Dix\nheures sonnaient à peine, et le docteur avait eu le temps de faire le\ntour de la ville, de visiter un hôpital, de rentrer à son hôtel et de\nlire dans les principaux journaux de Londres le compte rendu _in\nextenso_ d'un mémoire qu'il avait présenté l'avant-veille au grand\nCongrès international d'Hygiène, sur un << compte-globules du sang >>\ndont il était l'inventeur.\n\nDevant lui, un plateau, recouvert d'une nappe blanche, contenait une\ncôtelette cuite à point, une tasse de thé fumant et quelques-unes de\nces rôties au beurre que les cuisinières anglaises font à merveille,\ngrâce aux petits pains spéciaux que les boulangers leur fournissent.\n\n<< Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très\nbien faits, on ne peut pas dire le contraire !... Le speech du vice-\nprésident, la réponse du docteur Cicogna, de Naples, les développements\nde mon mémoire, tout y est saisi au vol, pris sur le fait,\nphotographié. >>\n\n<< La parole est au docteur Sarrasin, de Douai. L'honorable associé\ns'exprime en français. \"Mes auditeurs m'excuseront, dit-il en débutant,\nsi je prends cette liberté ; mais ils comprennent assurément mieux ma\nlangue que je ne saurais parler la leur...\" >>\n\n<< Cinq colonnes en petit texte !... Je ne sais pas lequel vaut mieux\ndu compte rendu du _Times_ ou de celui du _Telegraph_... On n'est pas\nplus exact et plus précis ! >>\n\nLe docteur Sarrasin en était là de ses réflexions, lorsque le maître\ndes cérémonies lui-même -- on n'oserait donner un moindre titre à un\npersonnage si correctement vêtu de noir -- frappa à la porte et demanda\nsi << monsiou >> était visible...\n\n<< Monsiou >> est une appellation générale que les Anglais se croient\nobligés d'appliquer à tous les Français indistinctement, de même qu'ils\ns'imagineraient manquer à toutes les règles de la civilité en ne\ndésignant pas un Italien sous le titre de << Signor >> et un Allemand\nsous celui de << Herr >>. Peut-être, au surplus, ont-ils raison. Cette\nhabitude routinière a incontestablement l'avantage d'indiquer d'emblée\nla nationalité des gens.\n\nLe docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui était présentée. Assez\nétonné de recevoir une visite en un pays où il ne connaissait personne,\nil le fut plus encore lorsqu'il lut sur le carré de papier minuscule :\n\n<< MR. SHARP, _solicitor_, << 93, _Southampton row_ << LONDON. >>\n\nIl savait qu'un << solicitor >> est le congénère anglais d'un avoué, ou\nplutôt homme de loi hybride, intermédiaire entre le notaire, l'avoué et\nl'avocat, -- le procureur d'autrefois.\n\n<< Que diable puis-je avoir à démêler avec Mr. Sharp ? se demanda-t-il.\nEst-ce que je me serais fait sans y songer une mauvaise affaire ?... >>\n\n<< Vous êtes bien sûr que c'est pour moi ? reprit-il.\n\n-- Oh ! yes, monsiou.\n\n-- Eh bien ! faites entrer. >>\n\nLe maître des cérémonies introduisit un homme jeune encore, que le\ndocteur, à première vue, classa dans la grande famille des << têtes de\nmort >>. Ses lèvres minces ou plutôt desséchées, ses longues dents\nblanches, ses cavités temporales presque à nu sous une peau\nparcheminée, son teint de momie et ses petits yeux gris au regard de\nvrille lui donnaient des titres incontestables à cette qualification.\nSon squelette disparaissait des talons à l'occiput sous un <<\nulster-coat >> à grands carreaux, et dans sa main il serrait la poignée\nd'un sac de voyage en cuir verni.\n\nCe personnage entra, salua rapidement, posa à terre son sac et son\nchapeau, s'assit sans en demander la permission et dit :\n\n<< William Henry Sharp junior, associé de la maison Billows, Green,\nSharp & Co. C'est bien au docteur Sarrasin que j'ai l'honneur ?...\n\n-- Oui, monsieur.\n\n-- François Sarrasin ?\n\n-- C'est en effet mon nom.\n\n-- De Douai ?\n\n-- Douai est ma résidence.\n\n-- Votre père s'appelait Isidore Sarrasin ?\n\n-- C'est exact.\n\n-- Nous disons donc qu'il s'appelait Isidore Sarrasin. >>\n\nMr. Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta et reprit :\n\n<< Isidore Sarrasin est mort à Paris en 1857, VIème arrondissement, rue\nTaranne, numéro 54, hôtel des Ecoles, actuellement démoli.\n\n-- En effet, dit le docteur, de plus en plus surpris. Mais\nvoudriez-vous m'expliquer ?...\n\n-- Le nom de sa mère était Julie Langévol, poursuivit Mr. Sharp,\nimperturbable. Elle était originaire de Bar-le-Duc, fille de Bénédict\nLangévol, demeurant impasse Loriol mort en 1812, ainsi qu'il appert des\nregistres de la municipalité de ladite ville... Ces registres sont une\ninstitution bien précieuse, monsieur, bien précieuse !... Hem !... hem\n!... et soeur de Jean-Jacques Langévol, tambour-major au 36ème léger...\n\n-- Je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin, émerveillé par cette\nconnaissance approfondie de sa généalogie, que vous paraissez sur ces\ndivers points mieux informé que moi. Il est vrai que le nom de famille\nde ma grand-mère était Langévol, mais c'est tout ce que je sais d'elle.\n\n-- Elle quitta vers 1807 la ville de Bar-le-Duc avec votre grand-père,\nJean Sarrasin, qu'elle avait épousé en 1799. Tous deux allèrent\ns'établir à Melun comme ferblantiers et y restèrent jusqu'en 1811, date\nde la mort de Julie Langévol, femme Sarrasin. De leur mariage, il n'y\navait qu'un enfant, Isidore Sarrasin, votre père. A dater de ce moment,\nle fil est perdu, sauf pour la date de la mort d'icelui, retrouvée à\nParis...\n\n-- Je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraîné malgré lui par\ncette précision toute mathématique. Mon grand-père vint s'établir à\nParis pour l'éducation de son fils, qui se destinait à la carrière\nmédicale. Il mourut, en 1832, à Palaiseau, près Versailles, où mon père\nexerçait sa profession et où je suis né moi-même en 1822.\n\n-- Vous êtes mon homme, reprit Mr. Sharp. Pas de frères ni de soeurs\n?...\n\n-- Non ! j'étais fils unique, et ma mère est morte deux ans après ma\nnaissance... Mais enfin, monsieur, me direz vous ?... >>\n\nMr. Sharp se leva.\n\n<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en prononçant ces noms avec\nle respect que tout Anglais professe pour les titres nobiliaires, je\nsuis heureux de vous avoir découvert et d'être le premier à vous\nprésenter mes hommages ! >>\n\n<< Cet homme est aliéné, pensa le docteur. C'est assez fréquent chez\nles \"têtes de mort\". >>\n\nLe solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux.\n\n<< Je ne suis pas fou le moins du monde, répondit-il avec calme. Vous\nêtes, à l'heure actuelle, le seul héritier connu du titre de baronnet,\nconcédé, sur la présentation du gouverneur général de la province de\nBengale, à Jean-Jacques Langévol, naturalisé sujet anglais en 1819,\nveuf de la Bégum Gokool, usufruitier de ses biens, et décédé en 1841,\nne laissant qu'un fils, lequel est mort idiot et sans postérité,\nincapable et intestat, en 1869. La succession s'élevait, il y a trente\nans, à environ cinq millions de livres sterling. Elle est restée sous\nséquestre et tutelle, et les intérêts en ont été capitalisés presque\nintégralement pendant la vie du fils imbécile de Jean-Jacques Langévol.\nCette succession a été évaluée en 1870 au chiffre rond de vingt et un\nmillions de livres sterling, soit cinq cent vingt-cinq millions de\nfrancs. En exécution d'un jugement du tribunal d'Agra, confirmé par la\ncour de Delhi, homologué par le Conseil privé, les biens immeubles et\nmobiliers ont été vendus, les valeurs réalisées, et le total a été\nplacé en dépôt à la Banque d'Angleterre. Il est actuellement de cinq\ncent vingt-sept millions de francs, que vous pourrez retirer avec un\nsimple chèque, aussitôt après avoir fait vos preuves généalogiques en\ncour de chancellerie, et sur lesquels je m'offre dès aujourd'hui à vous\nfaire avancer par M. Trollop, Smith & Co., banquiers, n'importe quel\nacompte à valoir... >>\n\nLe docteur Sarrasin était pétrifié. Il resta un instant sans trouver un\nmot à dire. Puis, mordu par un remords d'esprit critique et ne pouvant\naccepter comme fait expérimental ce rêve des _Mille et une nuits_, il\ns'écria :\n\n<< Mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves me donnerez- vous\nde cette histoire, et comment avez-vous été conduit à me découvrir ?\n\n-- Les preuves sont ici, répondit Mr. Sharp, en tapant sur le sac de\ncuir verni. Quant à la manière dont je vous ai trouvé, elle est fort\nnaturelle. Il y a cinq ans que je vous cherche. L'invention des\nproches, ou << next of kin >>, comme nous disons en droit anglais, pour\nles nombreuses successions en déshérence qui sont enregistrées tous les\nans dans les possessions britanniques, est une spécialité de notre\nmaison. Or, précisément, l'héritage de la Bégum Gokool exerce notre\nactivité depuis un lustre entier. Nous avons porté nos investigations\nde tous côtés, passé en revue des centaines de familles Sarrasin, sans\ntrouver celle qui était issue d'Isidore. J'étais même arrivé à la\nconviction qu'il n'y avait pas un autre Sarrasin en France, quand j'ai\nété frappé hier matin, en lisant dans le _Daily News_ le compte rendu\ndu Congrès d'Hygiène, d'y voir un docteur de ce nom qui ne m'était pas\nconnu. Recourant aussitôt à mes notes et aux milliers de fiches\nmanuscrites que nous avons rassemblées au sujet de cette succession,\nj'ai constaté avec étonnement que la ville de Douai avait échappé à\nnotre attention. Presque sûr désormais d'être sur la piste, j'ai pris\nle train de Brighton, je vous ai vu à la sortie du Congrès, et ma\nconviction a été faite. Vous êtes le portrait vivant de votre\ngrand-oncle Langévol, tel qu'il est représenté dans une photographie de\nlui que nous possédons, d'après une toile du peintre indien Saranoni. >>\n\nMr. Sharp tira de son calepin une photographie et la passa au docteur\nSarrasin. Cette photographie représentait un homme de haute taille avec\nune barbe splendide, un turban à aigrette et une robe de brocart\nchamarrée de vert, dans cette attitude particulière aux portraits\nhistoriques d'un général en chef qui écrit un ordre d'attaque en\nregardant attentivement le spectateur. Au second plan, on distinguait\nvaguement la fumée d'une bataille et une charge de cavalerie.\n\n<< Ces pièces vous en diront plus long que moi, reprit Mr. Sharp. Je\nvais vous les laisser et je reviendrai dans deux heures, si vous voulez\nbien me le permettre, prendre vos ordres. >>\n\nCe disant, Mr. Sharp tira des flancs du sac verni sept à huit volumes\nde dossiers, les uns imprimés, les autres manuscrits, les déposa sur la\ntable et sortit à reculons, en murmurant :\n\n<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, j'ai l'honneur de vous saluer. >>\n\nMoitié croyant, moitié sceptique, le docteur prit les dossiers et\ncommença à les feuilleter.\n\nUn examen rapide suffit pour lui démontrer que l'histoire était\nparfaitement vraie et dissipa tous ses doutes. Comment hésiter, par\nexemple, en présence d'un document imprimé sous ce titre :\n\n<< _Rapport aux Très Honorables Lords du Conseil privé de la Reine,\ndéposé le 5 janvier 1870, concernant la succession vacante de la Bégum\nGokool de Ragginahra, province de Bengale._\n\nPoints de fait. -- Il s'agit en la cause des droits de propriété de\ncertains mehals et de quarante-trois mille beegales de terre arable,\nensemble de divers édifices, palais, bâtiments d'exploitation,\nvillages, objets mobiliers, trésors, armes, etc., provenant de la\nsuccession de la Bégum Gokool de Ragginahra. Des exposés soumis\nsuccessivement au tribunal civil d'Agra et à la Cour supérieure de\nDelhi, il résulte qu'en 1819, la Bégum Gokool, veuve du rajah\nLuckmissur et héritière de son propre chef de biens considérables,\népousa un étranger, français d'origine, du nom de Jean-Jacques\nLangévol. Cet étranger, après avoir servi jusqu'en 1815 dans l'armée\nfrançaise, où il avait eu le grade de sous-officier (tambour-major) au\n36ème léger, s'embarqua à Nantes, lors du licenciement de l'armée de la\nLoire, comme subrécargue d'un navire de commerce. Il arriva à Calcutta,\npassa dans l'intérieur et obtint bientôt les fonctions de capitaine\ninstructeur dans la petite armée indigène que le rajah Luckmissur était\nautorisé à entretenir. De ce grade, il ne tarda pas à s'élever à celui\nde commandant en chef, et, peu de temps après la mort du rajah, il\nobtint la main de sa veuve. Diverses considérations de politique\ncoloniale, et des services importants rendus dans une circonstance\npérilleuse aux Européens d'Agra par Jean-Jacques Langévol, qui s'était\nfait naturaliser sujet britannique, conduisirent le gouverneur général\nde la province de Bengale à demander et obtenir pour l'époux de la\nBégum le titre de baronnet. La terre de Bryah Jowahir Mothooranath fut\nalors érigée en fief. La Bégum mourut en 1839, laissant l'usufruit de\nses biens à Langévol, qui la suivit deux ans plus tard dans la tombe.\nDe leur mariage il n'y avait qu'un fils en état d'imbécillité depuis\nson bas âge, et qu'il fallut immédiatement placer sous tutelle. Ses\nbiens ont été fidèlement administrés jusqu'à sa mort, survenue en 1869.\nIl n'y a point d'héritiers connus de cette immense succession. Le\ntribunal d'Agra et la Cour de Delhi en ayant ordonné la licitation, à\nla requête du gouvernement local agissant au nom de l'Etat, nous avons\nl'honneur de demander aux Lords du Conseil privé l'homologation de ces\njugements, etc. >> Suivaient les signatures.\n\nDes copies certifiées des jugements d'Agra et de Delhi, des actes de\nvente, des ordres donnés pour le dépôt du capital à la Banque\nd'Angleterre, un historique des recherches faites en France pour\nretrouver des héritiers Langévol, et toute une masse imposante de\ndocuments du même ordre, ne permirent bientôt plus la moindre\nhésitation au docteur Sarrasin. Il était bien et dûment le << next of\nkin >> et successeur de la Bégum. Entre lui et les cinq cent vingt-sept\nmillions déposés dans les caves de la Banque, il n'y avait plus que\nl'épaisseur d'un jugement de forme, sur simple production des actes\nauthentiques de naissance et de décès !\n\nUn pareil coup de fortune avait de quoi éblouir l'esprit le plus calme,\net le bon docteur ne put entièrement échapper à l'émotion qu'une\ncertitude aussi inattendue était faite pour causer. Toutefois, son\némotion fut de courte durée et ne se traduisit que par une rapide\npromenade de quelques minutes à travers la chambre. Il reprit ensuite\npossession de lui-même, se reprocha comme une faiblesse cette fièvre\npassagère, et, se jetant dans son fauteuil, il resta quelque temps\nabsorbé en de profondes réflexions.\n\nPuis, tout à coup, il se remit à marcher de long en large. Mais, cette\nfois, ses yeux brillaient d'une flamme pure, et l'on voyait qu'une\npensée généreuse et noble se développait en lui. Il l'accueillit, la\ncaressa, la choya, et, finalement, l'adopta.\n\nA ce moment, on frappa à la porte. Mr. Sharp revenait.\n\n<< Je vous demande pardon de mes doutes, lui dit cordialement le\ndocteur. Me voici convaincu et mille fois votre obligé pour les peines\nque vous vous êtes données.\n\n-- Pas obligé du tout... simple affaire... mon métier.... répondit Mr.\nSharp. Puis-je espérer que Sir Bryah me conservera sa clientèle ?\n\n-- Cela va sans dire. Je remets toute l'affaire entre vos mains... Je\nvous demanderai seulement de renoncer à me donner ce titre absurde... >>\n\nAbsurde ! Un titre qui vaut vingt et un millions sterling ! disait la\nphysionomie de Mr. Sharp ; mais il était trop bon courtisan pour ne pas\ncéder.\n\n<< Comme il vous plaira, vous êtes le maître, répondit-il. Je vais\nreprendre le train de Londres et attendre vos ordres.\n\n-- Puis-je garder ces documents ? demanda le docteur.\n\n-- Parfaitement, nous en avons copie. >>\n\nLe docteur Sarrasin, resté seul, s'assit à son bureau, prit une feuille\nde papier à lettres et écrivit ce qui suit :\n\n<< Brighton,28 octobre 1871.\n\n<< Mon cher enfant, il nous arrive une fortune énorme, colossale,\ninsensée ! Ne me crois pas atteint d'aliénation mentale et lis les deux\nou trois pièces imprimées que je joins à ma lettre. Tu y verras\nclairement que je me trouve l'héritier d'un titre de baronnet anglais\nou plutôt indien, et d'un capital qui dépasse un demi-milliard de\nfrancs, actuellement déposé à la Banque d'Angleterre. Je ne doute pas,\nmon cher Octave, des sentiments avec lesquels tu recevras cette\nnouvelle. Comme moi, tu comprendras les devoirs nouveaux qu'une telle\nfortune nous impose, et les dangers qu'elle peut faire courir à notre\nsagesse. Il y a une heure à peine que j'ai connaissance du fait, et\ndéjà le souci d'une pareille responsabilité étouffe à demi la joie\nqu'en pensant à toi la certitude acquise m'avait d'abord causée.\nPeut-être ce changement sera-t-il fatal dans nos destinées... Modestes\npionniers de la science, nous étions heureux dans notre obscurité. Le\nserons-nous encore ? Non, peut-être, à moins... Mais je n'ose te parler\nd'une idée arrêtée dans ma pensée... à moins que cette fortune même ne\ndevienne en nos mains un nouvel et puissant appareil scientifique, un\noutil prodigieux de civilisation !... Nous en recauserons. Ecris-moi,\ndis- moi bien vite quelle impression te cause cette grosse nouvelle et\ncharge-toi de l'apprendre à ta mère. Je suis assuré qu'en femme sensée,\nelle l'accueillera avec calme et tranquillité. Quant à ta soeur, elle\nest trop jeune encore pour que rien de pareil lui fasse perdre la tête.\nD'ailleurs, elle est déjà solide, sa petite tête, et dut-elle\ncomprendre toutes les conséquences possibles de la nouvelle que je\nt'annonce, je suis sûr qu'elle sera de nous tous celle que ce\nchangement survenu dans notre position troublera le moins. Une bonne\npoignée de main à Marcel. Il n'est absent d'aucun de mes projets\nd'avenir.\n\n<< Ton père affectionné, << Fr. Sarrasin << D.M.P. >>\n\nCette lettre placée sous enveloppe, avec les papiers les plus\nimportants, à l'adresse de << Monsieur Octave Sarrasin, élève à l'Ecole\ncentrale des Arts et Manufactures, 32, rue du Roi-de-Sicile, Paris >>,\nle docteur prit son chapeau, revêtit son pardessus et s'en alla au\nCongrès. Un quart d'heure plus tard, l'excellent homme ne songeait même\nplus à ses millions.\n\nII DEUX COPAINS\n\nOctave Sarrasin, fils du docteur, n'était pas ce qu'on peut appeler\nproprement un paresseux. Il n'était ni sot ni d'une intelligence\nsupérieure, ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni brun ni blond. Il\nétait châtain, et, en tout, membre-né de la classe moyenne. Au collège\nil obtenait généralement un second prix et deux ou trois accessits. Au\nbaccalauréat, il avait eu la note << passable >>. Repoussé une première\nfois au concours de l'Ecole centrale, il avait été admis à la seconde\népreuve avec le numéro 127. C'était un caractère indécis, un de ces\nesprits qui se contentent d'une certitude incomplète, qui vivent\ntoujours dans l'à-peu-près et passent à travers la vie comme des clairs\nde lune. Ces sortes de gens sont aux mains de la destinée ce qu'un\nbouchon de liège est sur la crête d'une vague. Selon que le vent\nsouffle du nord ou du midi, ils sont emportés vers l'équateur ou vers\nle pôle. C'est le hasard qui décide de leur carrière. Si le docteur\nSarrasin ne se fût pas fait quelques illusions sur le caractère de son\nfils, peut-être aurait-il hésité avant de lui écrire la lettre qu'on a\nlue ; mais un peu d'aveuglement paternel est permis aux meilleurs\nesprits.\n\nLe bonheur avait voulu qu'au début de son éducation, Octave tombât sous\nla domination d'une nature énergique dont l'influence un peu tyrannique\nmais bienfaisante s'était de vive force imposée à lui. Au lycée\nCharlemagne, où son père l'avait envoyé terminer ses études, Octave\ns'était lié d'une amitié étroite avec un de ses camarades, un Alsacien,\nMarcel Bruckmann, plus jeune que lui d'un an, mais qui l'avait bientôt\nécrasé de sa vigueur physique, intellectuelle et morale.\n\nMarcel Bruckmann, resté orphelin à douze ans, avait hérité d'une petite\nrente qui suffisait tout juste à payer son collège. Sans Octave, qui\nl'emmenait en vacances chez ses parents, il n'eût jamais mis le pied\nhors des murs du lycée.\n\nIl suivit de là que la famille du docteur Sarrasin fut bientôt celle du\njeune Alsacien. D'une nature sensible, sous son apparente froideur, il\ncomprit que toute sa vie devait appartenir à ces braves gens qui lui\ntenaient lieu de père et de mère. Il en arriva donc tout naturellement\nà adorer le docteur Sarrasin, sa femme et la gentille et déjà sérieuse\nfillette qui lui avaient rouvert le coeur. Mais ce fut par des faits,\nnon par des paroles, qu'il leur prouva sa reconnaissance. En effet, il\ns'était donné la tâche agréable de faire de Jeanne, qui aimait l'étude,\nune jeune fille au sens droit, un esprit ferme et judicieux, et, en\nmême temps, d'Octave un fils digne de son père. Cette dernière tâche,\nil faut bien le dire, le jeune homme la rendait moins facile que sa\nsoeur, déjà supérieure pour son âge à son frère. Mais Marcel s'était\npromis d'atteindre son double but.\n\nC'est que Marcel Bruckmann était un de ces champions vaillants et\navisés que l'Alsace a coutume d'envoyer, tous les ans, combattre dans\nla grande lutte parisienne. Enfant, il se distinguait déjà par la\ndureté et la souplesse de ses muscles autant que par la vivacité de son\nintelligence. Il était tout volonté et tout courage au-dedans, comme il\nétait au-dehors taillé à angles droits. Dès le collège, un besoin\nimpérieux le tourmentait d'exceller en tout, aux barres comme à la\nballe, au gymnase comme au laboratoire de chimie. Qu'il manquât un prix\nà sa moisson annuelle, il pensait l'année perdue. C'était à vingt ans\nun grand corps déhanché et robuste, plein de vie et d'action, une\nmachine organique au maximum de tension et de rendement. Sa tête\nintelligente était déjà de celles qui arrêtent le regard des esprits\nattentifs. Entré le second à l'Ecole centrale, la même année qu'Octave,\nil était résolu à en sortir le premier.\n\nC'est d'ailleurs à son énergie persistante et surabondante pour deux\nhommes qu'Octave avait dû son admission. Un an durant, Marcel l'avait\n<< pistonné >>, poussé au travail, de haute lutte obligé au succès. Il\néprouvait pour cette nature faible et vacillante un sentiment de pitié\namicale, pareil à celui qu'un lion pourrait accorder à un jeune chien.\nIl lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sève, cette plante\nanémique et de la faire fructifier auprès de lui.\n\nLa guerre de 1870 était venue surprendre les deux amis au moment où ils\npassaient leurs examens. Dès le lendemain de la clôture du concours,\nMarcel, plein d'une douleur patriotique que ce qui menaçait Strasbourg\net l'Alsace avait exaspérée, était allé s'engager au 31ème bataillon de\nchasseurs à pied. Aussitôt Octave avait suivi cet exemple.\n\nCôte à côte, tous deux avaient fait aux avant-postes de Paris la dure\ncampagne du siège. Marcel avait reçu à Champigny une balle au bras\ndroit ; à Buzenval, une épaulette au bras gauche, Octave n'avait eu ni\ngalon ni blessure. A vrai dire, ce n'était pas sa faute, car il avait\ntoujours suivi son ami sous le feu. A peine était-il en arrière de six\nmètres. Mais ces six mètres-là étaient tout.\n\nDepuis la paix et la reprise des travaux ordinaires, les deux étudiants\nhabitaient ensemble deux chambres contiguës d'un modeste hôtel voisin\nde l'école. Les malheurs de la France, la séparation de l'Alsace et de\nla Lorraine, avaient imprimé au caractère de Marcel une maturité toute\nvirile.\n\n<< C'est affaire à la jeunesse française, disait-il, de réparer les\nfautes de ses pères, et c'est par le travail seul qu'elle peut y\narriver. >>\n\nDebout à cinq heures, il obligeait Octave à l'imiter. Il l'entraînait\naux cours, et, à la sortie, ne le quittait pas d'une semelle. On\nrentrait pour se livrer au travail, en le coupant de temps à autre\nd'une pipe et d'une tasse de café. On se couchait à dix heures, le\ncoeur satisfait, sinon content, et la cervelle pleine. Une partie de\nbillard de temps en temps, un spectacle bien choisi, un concert du\nConservatoire de loin en loin, une course à cheval jusqu'au bois de\nVerrières, une promenade en forêt, deux fois par semaine un assaut de\nboxe ou d'escrime, tels étaient leurs délassements. Octave manifestait\nbien par instants des velléités de révolte, et jetait un coup d'oeil\nd'envie sur des distractions moins recommandables. Il parlait d'aller\nvoir Aristide Leroux qui << faisait son droit >>, à la brasserie\nSaint-Michel. Mais Marcel se moquait si rudement de ces fantaisies,\nqu'elles reculaient le plus souvent.\n\nLe 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les deux amis étaient,\nselon leur coutume, assis côte à côte à la même table, sous l'abat-jour\nd'une lampe commune. Marcel était plongé corps et âme dans un problème,\npalpitant d'intérêt, de géométrie descriptive appliquée à la coupe des\npierres. Octave procédait avec un soin religieux à la fabrication,\nmalheureusement plus importante à son sens, d'un litre de café. C'était\nun des rares articles sur lesquels il se flattait d'exceller, --\npeut-être parce qu'il y trouvait l'occasion quotidienne d'échapper pour\nquelques minutes à la terrible nécessité d'aligner des équations, dont\nil lui paraissait que Marcel abusait un peu. Il faisait donc passer\ngoutte à goutte son eau bouillante à travers une couche épaisse de moka\nen poudre, et ce bonheur tranquille aurait dû lui suffire. Mais\nl'assiduité de Marcel lui pesait comme un remords, et il éprouvait\nl'invincible besoin de la troubler de son bavardage.\n\n<< Nous ferions bien d'acheter un percolateur, dit-il tout à coup. Ce\nfiltre antique et solennel n'est plus à la hauteur de la civilisation.\n\n-- Achète un percolateur ! Cela t'empêchera peut-être de perdre une\nheure tous les soirs à cette cuisine >>, répondit Marcel.\n\nEt il se remit à son problème.\n\n<< Une voûte a pour intrados un ellipsoïde à trois axes inégaux. Soit A\nB D E l'ellipse de naissance qui renferme l'axe maximum oA = a, et\nl'axe moyen oB = b, tandis que l'axe minimum (o,o'c') est vertical et\négal à c, ce qui rend la voûte surbaissée... >>\n\nA ce moment, on frappa à la porte.\n\n<< Une lettre pour M. Octave Sarrasin >>, dit le garçon de l'hôtel.\n\nOn peut penser si cette heureuse diversion fut bien accueillie du jeune\nétudiant.\n\n<< C'est de mon père, fit Octave. Je reconnais l'écriture... Voilà ce\nqui s'appelle une missive, au moins >>, ajouta-t-il en soupesant à\npetits coups le paquet de papiers.\n\nMarcel savait comme lui que le docteur était en Angleterre. Son passage\nà Paris, huit jours auparavant, avait même été signalé par un dîner de\nSardanapale offert aux deux camarades dans un restaurant du\nPalais-Royal, jadis fameux, aujourd'hui démodé, mais que le docteur\nSarrasin continuait de considérer comme le dernier mot du raffinement\nparisien.\n\n<< Tu me diras si ton père te parle de son Congrès d'Hygiène, dit\nMarcel. C'est une bonne idée qu'il a eue d'aller là. Les savants\nfrançais sont trop portés à s'isoler. >>\n\nEt Marcel reprit son problème :\n\n<< ... L'extrados sera formé par un ellipsoïde semblable au premier\nayant son centre au-dessous de o' sur la verticale o. Après avoir\nmarqué les foyers Fl, F2, F3 des trois ellipses principales, nous\ntraçons l'ellipse et l'hyperbole auxiliaires, dont les axes communs...\n>>\n\nUn cri d'Octave lui fit relever la tête.\n\n<< Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il, un peu inquiet en voyant son ami\ntout pâle.\n\n-- Lis ! >> dit l'autre, abasourdi par la nouvelle qu'il venait de\nrecevoir.\n\nMarcel prit la lettre, la lut jusqu'au bout, la relut une seconde fois,\njeta un coup d'oeil sur les documents imprimés qui l'accompagnaient, et\ndit :\n\n<< C'est curieux ! >>\n\nPuis, il bourra sa pipe, et l'alluma méthodiquement. Octave était\nsuspendu à ses lèvres.\n\n<< Tu crois que c'est vrai ? lui cria-t-il d'une voix étranglée.\n\n-Vrai ?... Evidemment. Ton père a trop de bon sens et d'esprit\nscientifique pour accepter à l'étourdie une conviction pareille.\nD'ailleurs, les preuves sont là, et c'est au fond très simple. >>\n\nLa pipe étant bien et dûment allumée, Marcel se remit au travail.\nOctave restait les bras ballants, incapable même d'achever son café, à\nplus forte raison d'assembler deux idées logiques. Pourtant, il avait\nbesoin de parler pour s'assurer qu'il ne rêvait pas.\n\n<< Mais... si c'est vrai, c'est absolument renversant !... Sais-tu\nqu'un demi-milliard, c'est une fortune énorme ? >>\n\nMarcel releva la tête et approuva :\n\n<< Enorme est le mot. Il n'y en a peut-être pas une pareille en France,\net l'on n'en compte que quelques-unes aux Etats-Unis, à peine cinq ou\nsix en Angleterre, en tout quinze ou vingt au monde.\n\n- Et un titre par-dessus le marché ! reprit Octave, un titre de\nbaronnet ! Ce n'est pas que j'aie jamais ambitionné d'en avoir un, mais\npuisque celui-ci arrive, on peut dire que c'est tout de même plus\nélégant que de s'appeler Sarrasin tout court. >>\n\nMarcel lança une bouffée de fumée et n'articula pas un mot. Cette\nbouffée de fumée disait clairement : << Peuh !... Peuh ! >>\n\n<< Certainement, reprit Octave, je n'aurais jamais voulu faire comme\ntant de gens qui collent une particule à leur nom, ou s'inventent un\nmarquisat de carton ! Mais posséder un vrai titre, un titre\nauthentique, bien et dûment inscrit au \"Peerage\" de Grande-Bretagne et\nd'Irlande, sans doute ni confusion possible, comme cela se voit trop\nsouvent... >>\n\nLa pipe faisait toujours : << Peuh !... Peuh ! >>\n\n<< Mon cher, tu as beau dire et beau faire, reprit Octave avec\nconviction, \"le sang est quelque chose\", comme disent les Anglais ! >>\n\nIl s'arrêta court devant le regard railleur de Marcel et se rabattit\nsur les millions.\n\n<< Te rappelles-tu, reprit-il, que Binôme, notre professeur de\nmathématiques, rabâchait tous les ans, dans sa première leçon sur la\nnumération, qu'un demi-milliard est un nombre trop considérable pour\nque les forces de l'intelligence humaine pussent seulement en avoir une\nidée juste, si elles n'avaient à leur disposition les ressources d'une\nreprésentation graphique ?... Te dis-tu bien qu'à un homme qui\nverserait un franc à chaque minute, il faudrait plus de mille ans pour\npayer cette somme ! Ah ! c'est vraiment... singulier de se dire qu'on\nest l'héritier d'un demi-milliard de francs !\n\n-- Un demi-milliard de francs ! s'écria Marcel, secoué par le mot plus\nqu'il ne l'avait été par la chose. Sais-tu ce que vous pourriez en\nfaire de mieux ? Ce serait de le donner à la France pour payer sa\nrançon ! Il n'en faudrait que dix fois autant !...\n\n-- Ne va pas t'aviser au moins de suggérer une pareille idée à mon père\n!... s'écria Octave du ton d'un homme effrayé. Il serait capable de\nl'adopter ! Je vois déjà qu'il rumine quelque projet de sa façon !...\nPasse encore pour un placement sur l'Etat, mais gardons au moins la\nrente !\n\n-- Allons, tu étais fait, sans t'en douter jusqu'ici, pour être\ncapitaliste ! reprit Marcel. Quelque chose me dit, mon pauvre Octave,\nqu'il eût mieux valu pour toi, sinon pour ton père, qui est un esprit\ndroit et sensé, que ce gros héritage fût réduit à des proportions plus\nmodestes. J'aimerais mieux te voir vingt-cinq mille livres de rente à\npartager avec ta brave petite soeur, que cette montagne d'or ! >>\n\nEt il se remit au travail.\n\nQuant à Octave, il lui était impossible de rien faire, et il s'agita si\nfort dans la chambre, que son ami, un peu impatienté, finit par lui\ndire :\n\n<< Tu ferais mieux d'aller prendre l'air ! Il est évident que tu n'es\nbon à rien ce soir !\n\n-- Tu as raison >>, répondit Octave, saisissant avec joie cette quasi-\npermission d'abandonner toute espèce de travail.\n\nEt, sautant sur son chapeau, il dégringola l'escalier et se trouva dans\nla rue. A peine eut-il fait dix pas, qu'il s'arrêta sous un bec de gaz\npour relire la lettre de son père. Il avait besoin de s'assurer de\nnouveau qu'il était bien éveillé.\n\n<< Un demi-milliard !... Un demi-milliard !... répétait-il. Cela fait\nau moins vingt-cinq millions de rente !... Quand mon père ne m'en\ndonnerait qu'un par an, comme pension, que la moitié d'un, que le quart\nd'un, je serais encore très heureux ! On fait beaucoup de choses avec\nde l'argent ! Je suis sûr que je saurais bien l'employer ! Je ne suis\npas un imbécile, n'est-ce pas ? On a été reçu à l'Ecole centrale !...\nEt j'ai un titre encore !... Je saurai le porter ! >>\n\nIl se regardait, en passant, dans les glaces d'un magasin.\n\n<< J'aurai un hôtel, des chevaux !... Il y en aura un pour Marcel. Du\nmoment où je serai riche, il est clair que ce sera comme s'il l'était.\nComme cela vient à point tout de même !... Un demi-milliard !...\nBaronnet !... C'est drôle, maintenant que c'est venu, il me semble que\nje m'y attendais ! Quelque chose me disait que je ne serais pas\ntoujours occupé à trimer sur des livres et des planches à dessin !...\nTout de même, c'est un fameux rêve ! >>\n\nOctave suivait, en ruminant ces idées, les arcades de la rue de Rivoli.\nIl arriva aux Champs-Elysées, tourna le coin de la rue Royale, déboucha\nsur le boulevard. Jadis, il n'en regardait les splendides étalages\nqu'avec indifférence, comme choses futiles et sans place dans sa vie.\nMaintenant, il s'y arrêta et songea avec un vif mouvement de joie que\ntous ces trésors lui appartiendraient quand il le voudrait.\n\n<< C'est pour moi, se dit-il, que les fileuses de la Hollande tournent\nleurs fuseaux, que les manufactures d'Elbeuf tissent leurs draps les\nplus souples, que les horlogers construisent leurs chronomètres, que le\nlustre de l'Opéra verse ses cascades de lumière, que les violons\ngrincent, que les chanteuses s'égosillent ! C'est pour moi qu'on dresse\ndes pur-sang au fond des manèges, et que s'allume le Café Anglais !...\nParis est à moi !... Tout est à moi !... Ne voyagerai-je pas ?\nN'irai-je point visiter ma baronnie de l'Inde ?... Je pourrai bien\nquelque jour me payer une pagode, avec les bonzes et les idoles\nd'ivoire par-dessus le marché !... J'aurai des éléphants !... Je\nchasserai le tigre !... Et les belles armes !... Et le beau canot !.. .\nUn canot ? que non pas ! mais un bel et bon yacht à vapeur pour me\nconduire où je voudrai, m'arrêter et repartir à ma fantaisie !... A\npropos de vapeur, je suis chargé de donner la nouvelle à ma mère. Si je\npartais pour Douai !... Il y a l'école... Oh ! oh ! l'école ! on peut\ns'en passer !... Mais Marcel ! il faut le prévenir. Je vais lui envoyer\nune dépêche. Il comprendra bien que je suis pressé de voir ma mère et\nma soeur dans une pareille circonstance ! >>\n\nOctave entra dans un bureau télégraphique, prévint son ami qu'il\npartait et reviendrait dans deux jours. Puis, il héla un fiacre et se\nfit transporter à la gare du Nord.\n\nDès qu'il fut en wagon, il se reprit à développer son rêve.\n\nA deux heures du matin, Octave carillonnait bruyamment à la porte de la\nmaison maternelle et paternelle -- sonnette de nuit --, et mettait en\némoi le paisible quartier des Aubettes.\n\n<< Qui donc est malade ? se demandaient les commères d'une fenêtre à\nl'autre.\n\n-- Le docteur n'est pas en ville ! cria la vieille servante, de sa\nlucarne au dernier étage.\n\n-- C'est moi, Octave !... Descendez m'ouvrir, Francine ! >>\n\nAprès dix minutes d'attente, Octave réussit à pénétrer dans la maison.\nSa mère et sa soeur Jeanne, précipitamment descendues en robe de\nchambre, attendaient l'explication de cette visite.\n\nLa lettre du docteur, lue à haute voix, eut bientôt donné la clef du\nmystère.\n\nMme Sarrasin fut un moment éblouie. Elle embrassa son fils et sa fille\nen pleurant de joie. Il lui semblait que l'univers allait être à eux\nmaintenant, et que le malheur n'oserait jamais s'attaquer à des jeunes\ngens qui possédaient quelques centaines de millions. Cependant, les\nfemmes ont plus tôt fait que les hommes de s'habituer à ces grands\ncoups du sort. Mme Sarrasin relut la lettre de son mari, se dit que\nc'était à lui, en somme, qu'il appartenait de décider de sa destinée et\nde celle de ses enfants, et le calme rentra dans son coeur. Quant à\nJeanne, elle était heureuse à la joie de sa mère et de son frère ; mais\nson imagination de treize ans ne rêvait pas de bonheur plus grand que\ncelui de cette petite maison modeste où sa vie s'écoulait doucement\nentre les leçons de ses maîtres et les caresses de ses parents. Elle ne\nvoyait pas trop en quoi quelques liasses de billets de banque pouvaient\nchanger grand-chose à son existence, et cette perspective ne la troubla\npas un instant.\n\nMme Sarrasin, mariée très jeune à un homme absorbé tout entier par les\noccupations silencieuses du savant de race, respectait la passion de\nson mari, qu'elle aimait tendrement, sans toutefois le bien comprendre.\nNe pouvant partager les bonheurs que l'étude donnait au docteur\nSarrasin, elle s'était quelquefois sentie un peu seule à côté de ce\ntravailleur acharné, et avait par suite concentré sur ses deux enfants\ntoutes ses espérances. Elle avait toujours rêvé pour eux un avenir\nbrillant, s'imaginant qu'il en serait plus heureux. Octave, elle n'en\ndoutait pas, était appelé aux plus hautes destinées. Depuis qu'il avait\npris rang à l'Ecole centrale, cette modeste et utile académie de jeunes\ningénieurs s'était transformée dans son esprit en une pépinière\nd'hommes illustres. Sa seule inquiétude était que la modestie de leur\nfortune ne fût un obstacle, une difficulté tout au moins à la carrière\nglorieuse de son fils, et ne nuisît plus tard à l'établissement de sa\nfille. Maintenant, ce qu'elle avait compris de la lettre de son mari,\nc'est que ses craintes n'avaient plus de raison d'être. Aussi sa\nsatisfaction fut- elle complète.\n\nLa mère et le fils passèrent une grande partie de la nuit à causer et à\nfaire des projets, tandis que Jeanne, très contente du présent, sans\naucun souci de l'avenir, s'était endormie dans un fauteuil.\n\nCependant, au moment d'aller prendre un peu de repos :\n\n<< Tu ne m'as pas parlé de Marcel, dit Mme Sarrasin à son fils. Ne lui\nas-tu pas donné connaissance de la lettre de ton père ? Qu'en a-t-il\ndit ?\n\n-- Oh ! répondit Octave, tu connais Marcel ! C'est plus qu'un sage,\nc'est un stoïque ! Je crois qu'il a été effrayé pour nous de l'énormité\nde l'héritage ! Je dis pour nous ; mais son inquiétude ne remontait pas\njusqu'à mon père, dont le bon sens, disait-il, et la raison\nscientifique le rassuraient. Mais dame ! pour ce qui te concerne, mère,\net Jeanne aussi, et moi surtout, il ne m'a pas caché qu'il eût préféré\nun héritage modeste, vingt-cinq mille livres de rente...\n\n-- Marcel n'avait peut-être pas tort, répondit Mme Sarrasin en\nregardant son fils. Cela peut devenir un grand danger, une subite\nfortune, pour certaines natures ! >>\n\nJeanne venait de se réveiller. Elle avait entendu les dernières paroles\nde sa mère :\n\n<< Tu sais, mère, lui dit-elle, en se frottant les yeux et se dirigeant\nvers sa petite chambre, tu sais ce que tu m'as dit un jour, que Marcel\navait toujours raison ! Moi, je crois tout ce que dit notre ami Marcel\n! >>\n\nEt, ayant embrassé sa mère, Jeanne se retira.\n\nIII UN FAIT DIVERS\n\nEn arrivant à la quatrième séance du Congrès d'Hygiène, le docteur\nSarrasin put constater que tous ses collègues I'accueillaient avec les\nmarques d'un respect extraordinaire. Jusque-là, c'était à peine si le\ntrès noble Lord Glandover, chevalier de la Jarretière, qui avait la\nprésidence nominale de l'assemblée, avait daigné s'apercevoir de\nl'existence individuelle du médecin français.\n\nCe lord était un personnage auguste, dont le rôle se bornait à déclarer\nla séance ouverte ou levée et à donner mécaniquement la parole aux\norateurs inscrits sur une liste qu'on plaçait devant lui. Il gardait\nhabituellement sa main droite dans l'ouverture de sa redingote\nboutonnée -- non pas qu'il eût fait une chute de cheval --, mais\nuniquement parce que cette attitude incommode a été donnée par les\nsculpteurs anglais au bronze de plusieurs hommes d'Etat.\n\nUne face blafarde et glabre, plaquée de taches rouges, une perruque de\nchiendent prétentieusement relevée en toupet sur un front qui sonnait\nle creux, complétaient la figure la plus comiquement gourmée et la plus\nfollement raide qu'on pût voir. Lord Glandover se mouvait tout d'une\npièce, comme s'il avait été de bois ou de carton-pâte. Ses yeux mêmes\nsemblaient ne rouler sous leurs arcades orbitaires que par saccades\nintermittentes, à la façon des yeux de poupée ou de mannequin.\n\nLors des premières présentations, le président du Congrès d'Hygiène\navait adressé au docteur Sarrasin un salut protecteur et condescendant\nqui aurait pu se traduire ainsi :\n\n<< Bonjour, monsieur l'homme de peu !... C'est vous qui, pour gagner\nvotre petite vie, faites ces petits travaux sur de petites machinettes\n?... Il faut que j'aie vraiment la vue bonne pour apercevoir une\ncréature aussi éloignée de moi dans l'échelle des êtres !...\nMettez-vous à l'ombre de Ma Seigneurie, je vous le permets. >>\n\nCette fois Lord Glandover lui adressa le plus gracieux des sourires et\npoussa la courtoisie jusqu'à lui montrer un siège vide à sa droite.\nD'autre part, tous les membres du Congrès s'étaient levés.\n\nAssez surpris de ces marques d'une attention exceptionnellement\nflatteuse, et se disant qu'après réflexion le compte-globules avait\nsans doute paru à ses confrères une découverte plus considérable qu'à\npremière vue, le docteur Sarrasin s'assit à la place qui lui était\nofferte.\n\nMais toutes ses illusions d'inventeur s'envolèrent, lorsque Lord\nGlandover se pencha à son oreille avec une contorsion des vertèbres\ncervicales telle qu'il pouvait en résulter un torticolis violent pour\nSa Seigneurie :\n\n<< J'apprends, dit-il, que vous êtes un homme de propriété considérable\n? On me dit que vous \" valez \" vingt et un millions sterling ? >>\n\nLord Glandover paraissait désolé d'avoir pu traiter avec légèreté\nl'équivalent en chair et en os d'une valeur monnayée aussi ronde. Toute\nson attitude disait :\n\n<< Pourquoi ne nous avoir pas prévenus ?... Franchement ce n'est pas\nbien ! Exposer les gens à des méprises semblables ! >>\n\nLe docteur Sarrasin, qui ne croyait pas, en conscience, << valoir >> un\nsou de plus qu'aux séances précédentes, se demandait comment la\nnouvelle avait déjà pu se répandre lorsque le docteur Ovidius, de\nBerlin, son voisin de droite lui dit avec un sourire faux et plat :\n\n<< Vous voilà aussi fort que les Rothschild !... Le _Daily Telegraph_\ndonne la nouvelle !... Tous mes compliments ! >>\n\nEt il lui passa un numéro du journal, daté du matin même. On y lisait\nle << fait divers >> suivant, dont la rédaction révélait suffisamment\nl'auteur :\n\n<< UN HERITAGE MONSTRE.-- La fameuse succession vacante de la Bégum\nGokool vient enfin de trouver son légitime héritier par les soins\nhabiles de Messrs. Billows, Green et Sharp, solicitors, 93, Southampton\nrow, London. L'heureux propriétaire des vingt et un millions sterling,\nactuellement déposés à la Banque d'Angleterre, est un médecin français,\nle docteur Sarrasin, dont nous avons, il y a trois jours, analysé ici\nmême le beau mémoire au Congrès de Brighton. A force de peines et à\ntravers des péripéties qui formeraient à elles seules un véritable\nroman, Mr. Sharp est arrivé à établir, sans contestation possible, que\nle docteur Sarrasin est le seul descendant vivant de Jean-Jacques\nLangévol, baronnet, époux en secondes noces de la Bégum Gokool. Ce\nsoldat de fortune était, paraît-il, originaire de la petite ville\nfrançaise de Bar-le-Duc. Il ne reste plus à accomplir, pour l'envoi en\npossession, que de simples formalités. La requête est déjà logée en\nCour de Chancellerie. C'est un curieux enchaînement de circonstances\nqui a accumulé sur la tête d'un savant français, avec un titre\nbritannique, les trésors entassés par une longue suite de rajahs\nindiens. La fortune aurait pu se montrer moins intelligente, et il faut\nse féliciter qu'un capital aussi considérable tombe en des mains qui\nsauront en faire bon usage. >>\n\nPar un sentiment assez singulier, le docteur Sarrasin fut contrarié de\nvoir la nouvelle rendue publique. Ce n'était pas seulement à cause des\nimportunité que son expérience des choses humaines lui faisait déjà\nprévoir, mais il était humilié de l'importance qu'on paraissait\nattribuer à cet événement. Il lui semblait être rapetissé\npersonnellement de tout l'énorme chiffre de son capital. Ses travaux,\nson mérite personnel -- il en avait le sentiment profond --, se\ntrouvaient déjà noyés dans cet océan d'or et d'argent, même aux yeux de\nses confrères. Ils ne voyaient plus en lui le chercheur infatigable,\nl'intelligence supérieure et déliée, l'inventeur ingénieux, ils\nvoyaient le demi-milliard. Eût-il été un goitreux des Alpes, un\nHottentot abruti, un des spécimens les plus dégradés de l'humanité au\nlieu d'en être un des représentants supérieurs, son poids eût été le\nmême. Lord Glandover avait dit le mot, il << valait >> désormais vingt\net un millions sterling, ni plus, ni moins.\n\nCette idée l'écoeura, et le Congrès, qui regardait, avec une curiosité\ntoute scientifique, comment était fait un << demi milliardaire >>,\nconstata non sans surprise que la physionomie du sujet se voilait d'une\nsorte de tristesse.\n\nCe ne fut pourtant qu'une faiblesse passagère. La grandeur du but\nauquel il avait résolu de consacrer cette fortune inespérée se\nreprésenta tout à coup à la pensée du docteur et le rasséréna. Il\nattendit la fin de la lecture que faisait le docteur Stevenson de\nGlasgow sur l'_Education des jeunes idiots_, et demanda la parole pour\nune communication.\n\nLord Glandover la lui accorda à l'instant et par préférence même au\ndocteur Ovidius. Il la lui aurait accordée, quand tout le Congrès s'y\nserait opposé, quand tous les savants de l'Europe auraient protesté à\nla fois contre ce tour de faveur ! Voilà ce que disait éloquemment\nl'intonation toute spéciale de la voix du président.\n\n<< Messieurs, dit le docteur Sarrasin, je comptais attendre quelques\njours encore avant de vous faire part de la fortune singulière qui\nm'arrive et des conséquences heureuses que ce hasard peut avoir pour la\nscience. Mais, le fait étant devenu public, il y aurait peut-être de\nl'affectation à ne pas le placer tout de suite sur son vrai terrain...\nOui, messieurs, il est vrai qu'une somme considérable, une somme de\nplusieurs centaines de millions, actuellement déposée à la Banque\nd'Angleterre, se trouve me revenir légitimement. Ai-je besoin de vous\ndire que je ne me considère, en ces conjonctures, que comme le\nfidéicommissaire de la science ?... (_Sensation profonde._) Ce n'est\npas à moi que ce capital appartient de droit, c'est à l'Humanité, c'est\nau Progrès !... (_Mouvements divers. Exclamations. Applaudissements\nunanimes. Tout le Congrès se lève, électrisé par cette déclaration._)\nNe m'applaudissez pas, messieurs. Je ne connais pas un seul homme de\nscience, vraiment digne de ce beau nom, qui ne fît à ma place ce que je\nveux faire. Qui sait si quelques-uns ne penseront pas que, comme dans\nbeaucoup d'actions humaines, il n'y a pas en celle-ci plus d'amour-\npropre que de dévouement ?... (_Non ! Non !_) Peu importe au surplus !\nNe voyons que les résultats. Je le déclare donc, définitivement et sans\nréserve : le demi-milliard que le hasard met dans mes mains n'est pas à\nmoi, il est à la science ! Voulez-vous être le parlement qui répartira\nce budget ?... Je n'ai pas en mes propres lumières une confiance\nsuffisante pour prétendre en disposer en maître absolu. Je vous fais\njuges, et vous-mêmes vous déciderez du meilleur emploi à donner à ce\ntrésor !... >> (_Hurrahs. Agitation profonde. Délire général._)\n\nLe Congrès est debout. Quelques membres, dans leur exaltation, sont\nmontés sur la table. Le professeur Turnbull, de Glasgow, paraît menacé\nd'apoplexie. Le docteur Cicogna, de Naples, a perdu la respiration.\nLord Glandover seul conserve le calme digne et serein qui convient à\nson rang. Il est parfaitement convaincu, d'ailleurs, que le docteur\nSarrasin plaisante agréablement, et n'a pas la moindre intention de\nréaliser un programme si extravagant.\n\n<< S'il m'est permis, toutefois, reprit l'orateur, quand il eut obtenu\nun peu de silence, s'il m'est permis de suggérer un plan qu'il serait\naisé de développer et de perfectionner, je propose le suivant. >>\n\nIci le Congrès, revenu enfin au sang-froid, écoute avec une attention\nreligieuse.\n\n<< Messieurs, parmi les causes de maladie, de misère et de mort qui\nnous entourent, il faut en compter une à laquelle je crois rationnel\nd'attacher une grande importance : ce sont les conditions hygiéniques\ndéplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont placés. Ils\ns'entassent dans des villes, dans des demeures souvent privées d'air et\nde lumière, ces deux agents indispensables de la vie. Ces\nagglomérations humaines deviennent parfois de véritables foyers\nd'infection. Ceux qui n'y trouvent pas la mort sont au moins atteints\ndans leur santé ; leur force productive diminue, et la société perd\nainsi de grandes sommes de travail qui pourraient être appliquées aux\nplus précieux usages. Pourquoi, messieurs, n'essaierions-nous pas du\nplus puissant des moyens de persuasion... de l'exemple ? Pourquoi ne\nréunirions-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer\nle plan d'une cité modèle sur des données rigoureusement scientifiques\n?... (_Oui ! oui ! c'est vrai !_) Pourquoi ne consacrerions- nous pas\nensuite le capital dont nous disposons à édifier cette ville et à la\nprésenter au monde comme un enseignement pratique... >> (_Oui ! oui !\n-- Tonnerre d'applaudissements._)\n\nLes membres du Congrès, pris d'un transport de folie contagieuse, se\nserrent mutuellement les mains, ils se jettent sur le docteur Sarrasin,\nl'enlèvent, le portent en triomphe autour de la salle.\n\n<< Messieurs, reprit le docteur, lorsqu'il eut pu réintégrer sa place,\ncette cité que chacun de nous voit déjà par les yeux de l'imagination,\nqui peut être dans quelques mois une réalité, cette ville de la santé\net du bien-être, nous inviterions tous les peuples à venir la visiter,\nnous en répandrions dans toutes les langues le plan et la description,\nnous y appellerions les familles honnêtes que la pauvreté et le manque\nde travail auraient chassées des pays encombrés. Celles aussi -- vous\nne vous étonnerez pas que j'y songe --, à qui la conquête étrangère a\nfait une cruelle nécessité de l'exil, trouveraient chez nous l'emploi\nde leur activité, l'application de leur intelligence, et nous\napporteraient ces richesses morales, plus précieuses mille fois que les\nmines d'or et de diamant. Nous aurions là de vastes collèges où la\njeunesse élevée d'après des principes sages, propres à développer et à\néquilibrer toutes les facultés morales, physiques et intellectuelles,\nnous préparerait des générations fortes pour l'avenir ! >>\n\nIl faut renoncer à décrire le tumulte enthousiaste qui suivit cette\ncommunication. Les applaudissements, les hurrahs, les << hip ! hip ! >>\nse succédèrent pendant plus d'un quart d'heure.\n\nLe docteur Sarrasin était à peine parvenu à se rasseoir que Lord\nGlandover, se penchant de nouveau vers lui, murmura à son oreille en\nclignant de l'oeil :\n\n<< Bonne spéculation !... Vous comptez sur le revenu de l'octroi, hein\n?... Affaire sûre, pourvu qu'elle soit bien lancée et patronnée de noms\nchoisis !... Tous les convalescents et les valétudinaires voudront\nhabiter là !... J'espère que vous me retiendrez un bon lot de terrain,\nn'est-ce pas ? >>\n\nLe pauvre docteur, blessé de cette obstination à donner à ses actions\nun mobile cupide, allait cette fois répondre à Sa Seigneurie, lorsqu'il\nentendit le vice-président réclamer un vote de remerciement par\nacclamation pour l'auteur de la philanthropique proposition qui venait\nd'être soumise à l'assemblée.\n\n<< Ce serait, dit-il, l'éternel honneur du Congrès de Brighton qu'une\nidée si sublime y eût pris naissance, il ne fallait pas moins pour la\nconcevoir que la plus haute intelligence unie au plus grand coeur et à\nla générosité la plus inouïe... Et pourtant, maintenant que l'idée\nétait suggérée, on s'étonnait presque qu'elle n'eût pas déjà été mise\nen pratique ! Combien de milliards dépensés en folles guerres, combien\nde capitaux dissipés en spéculations ridicules auraient pu être\nconsacrés à un tel essai ! >>\n\nL'orateur, en terminant, demandait, pour la cité nouvelle, comme un\njuste hommage à son fondateur, le nom de << Sarrasina >>.\n\nSa motion était déjà acclamée, lorsqu'il fallut revenir sur le vote, à\nla requête du docteur Sarrasin lui-même.\n\n<< Non, dit-il, mon nom n'a rien à faire en ceci. Gardons nous aussi\nd'affubler la future ville d'aucune de ces appellations qui, sous\nprétexte de dériver du grec ou du latin, donnent à la chose ou à l'être\nqui les porte une allure pédante. Ce sera la Cité du bien-être, mais je\ndemande que son nom soit celui de ma patrie, et que nous l'appelions\nFrance-Ville ! >>\n\nOn ne pouvait refuser au docteur cette satisfaction qui lui était bien\ndue.\n\nFrance-Ville était d'ores et déjà fondée en paroles ; elle allait,\ngrâce au procès-verbal qui devait clore la séance, exister aussi sur le\npapier. On passa immédiatement à la discussion des articles généraux du\nprojet.\n\nMais il convient de laisser le Congrès à cette occupation pratique, si\ndifférente des soins ordinairement réservés à ces assemblées, pour\nsuivre pas à pas, dans un de ses innombrables itinéraires, la fortune\ndu fait divers publié par le _Daily Telegraph_.\n\nDès le 29 octobre au soir, cet entrefilet, textuellement reproduit par\nles journaux anglais, commençait à rayonner sur tous les cantons du\nRoyaume-Uni. Il apparaissait notamment dans la _Gazette de Hull_ et\nfigurait en haut de la seconde page dans un numéro de cette feuille\nmodeste que le Mary Queen, trois-mâts-barque chargé de charbon, apporta\nle 1er novembre à Rotterdam.\n\nImmédiatement coupé par les ciseaux diligents du rédacteur en chef et\nsecrétaire unique de l'_Echo néerlandais_ et traduit dans la langue de\nCuyp et de Potter, le fait divers arriva, le 2 novembre, sur les ailes\nde la vapeur, au _Mémorial de Brême_. Là, il revêtit, sans changer de\ncorps, un vêtement neuf, et ne tarda pas à se voir imprimer en\nallemand. Pourquoi faut-il constater ici que le journaliste teuton,\naprès avoir écrit en tête de la traduction : _Eine ubergrosse\nErbschaft_, ne craignit pas de recourir à un subterfuge mesquin et\nd'abuser de la crédulité de ses lecteurs en ajoutant entre parenthèses\n: _Correspondance spéciale de Brighton_ ?\n\nQuoi qu'il en soit, devenue ainsi allemande par droit d'annexion,\nl'anecdote arriva à la rédaction de l'imposante _Gazette du Nord_, qui\nlui donna une place dans la seconde colonne de sa troisième page, en se\ncontentant d'en supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si\ngrave personne.\n\nC'est après avoir passé par ces avatars successifs qu'elle fit enfin\nson entrée, le 3 novembre au soir, entre les mains épaisses d'un gros\nvalet de chambre saxon, dans le cabinet-salon-salle à manger de M. le\nprofesseur Schultze, de l'Université d'Iéna.\n\nSi haut placé que fût un tel personnage dans l'échelle des êtres, il ne\nprésentait à première vue rien d'extraordinaire. C'était un homme de\nquarante-cinq ou six ans, d'assez forte taille ; ses épaules carrées\nindiquaient une constitution robuste ; son front était chauve, et le\npeu de cheveux qu'il avait gardés à l'occiput et aux tempes rappelaient\nle blond filasse. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu vague qui ne\ntrahit jamais la pensée. Aucune lueur ne s'en échappe, et cependant on\nse sent comme gêné sitôt qu'ils vous regardent. La bouche du professeur\nSchultze était grande, garnie d'une de ces doubles rangées de dents\nformidables qui ne lâchent jamais leur proie, mais enfermées dans des\nlèvres minces, dont le principal emploi devait être de numéroter les\nparoles qui pouvaient en sortir. Tout cela composait un ensemble\ninquiétant et désobligeant pour les autres, dont le professeur était\nvisiblement très satisfait pour lui-même.\n\nAu bruit que fit son valet de chambre, il leva les yeux sur la\ncheminée, regarda l'heure à une très jolie pendule de Barbedienne,\nsingulièrement dépaysée au milieu des meubles vulgaires qui\nl'entouraient, et dit d'une voix raide encore plus que rude :\n\n<< Six heures cinquante-cinq ! Mon courrier arrive à six trente,\ndernière heure. Vous le montez aujourd'hui avec vingt-cinq minutes de\nretard. La première fois qu'il ne sera pas sur ma table à six heures\ntrente, vous quitterez mon service à huit.\n\n-- Monsieur, demanda le domestique avant de se retirer, veut-il dîner\nmaintenant ?\n\n-- Il est six heures cinquante-cinq et je dîne à sept ! Vous le savez\ndepuis trois semaines que vous êtes chez moi ! Retenez aussi que je ne\nchange jamais une heure et que je ne répète jamais un ordre. >>\n\nLe professeur déposa son journal sur le bord de sa table et se remit à\nécrire un mémoire qui devait paraître le surlendemain dans les _Annalen\nfür Physiologie_. Il ne saurait y avoir aucune indiscrétion à constater\nque ce mémoire avait pour titre :\n\n_Pourquoi tous les Français sont-ils atteints à des degrés différents\nde dégénérescence héréditaire ?_\n\nTandis que le professeur poursuivait sa tâche, le dîner, composé d'un\ngrand plat de saucisses aux choux, flanqué d'un gigantesque mooss de\nbière, avait été discrètement servi sur un guéridon au coin du feu. Le\nprofesseur posa sa plume pour prendre ce repas, qu'il savoura avec plus\nde complaisance qu'on n'en eût attendu d'un homme aussi sérieux. Puis\nil sonna pour avoir son café, alluma une grande pipe de porcelaine et\nse remit au travail.\n\nIl était près de minuit, lorsque le professeur signa le dernier\nfeuillet, et il passa aussitôt dans sa chambre à coucher pour y prendre\nun repos bien gagné. Ce fut dans son lit seulement qu'il rompit la\nbande de son journal et en commença la lecture, avant de s'endormir. Au\nmoment où le sommeil semblait venir, l'attention du professeur fut\nattirée par un nom étranger, celui de << Langévol >>, dans le fait\ndivers relatif à l'héritage monstre. Mais il eut beau vouloir se\nrappeler quel souvenir pouvait bien évoquer en lui ce nom, il n'y\nparvint pas. Après quelques minutes données à cette recherche vaine, il\njeta le journal, souffla sa bougie et fit bientôt entendre un\nronflement sonore.\n\nCependant, par un phénomène physiologique que lui-même avait étudié et\nexpliqué avec de grands développements, ce nom de Langévol poursuivit\nle professeur Schultze jusque dans ses rêves. Si bien que,\nmachinalement, en se réveillant le lendemain matin, il se surprit à le\nrépéter.\n\nTout à coup, et au moment où il allait demander à sa montre quelle\nheure il était, il fut illuminé d'un éclair subit. Se jetant alors sur\nle journal qu'il retrouva au pied de son lit, il lut et relut plusieurs\nfois de suite, en se passant la main sur le front comme pour y\nconcentrer ses idées, l'alinéa qu'il avait failli la veille laisser\npasser inaperçu. La lumière, évidemment, se faisait dans son cerveau,\ncar, sans prendre le temps de passer sa robe de chambre à ramages, il\ncourut à la cheminée, détacha un petit portrait en miniature pendu près\nde la glace, et, le retournant, passa sa manche sur le carton\npoussiéreux qui en formait l'envers.\n\nLe professeur ne s'était pas trompé. Derrière le portrait, on lisait ce\nnom tracé d'une encre jaunâtre, presque effacé par un demi-siècle :\n\n<< _Thérèse Schultze eingeborene Langévol_ >> (Thérèse Schultze née\nLangévol).\n\nLe soir même, le professeur avait pris le train direct pour Londres.\n\nIV PART A DEUX\n\nLe 6 novembre, à sept heures du matin, Herr Schultze arrivait à la gare\nde Charing-Cross. A midi, il se présentait au numéro 93, Southampton\nrow, dans une grande salle divisée en deux parties par une barrière de\nbois -- côté de MM. les clercs, côté du public --, meublée de six\nchaises, d'une table noire, d'innombrables cartons verts et d'un\ndictionnaire des adresses. Deux jeunes gens, assis devant la table,\nétaient en train de manger paisiblement le déjeuner de pain et de\nfromage traditionnel en tous les pays de basoche.\n\n<< Messieurs Billows, Green et Sharp ? dit le professeur de la même\nvoix dont il demandait son dîner.\n\n-- Mr. Sharp est dans son cabinet. -- Quel nom ? Quelle affaire ?\n\n- Le professeur Schultze, d'Iéna, affaire Langévol. >>\n\nLe jeune clerc murmura ces renseignements dans le pavillon d'un tuyau\nacoustique et reçut en réponse dans le pavillon de sa propre oreille\nune communication qu'il n'eut garde de rendre publique. Elle pouvait se\ntraduire ainsi :\n\n<< Au diable l'affaire Langévol ! Encore un fou qui croit avoir des\ntitres ! >>\n\nRéponse du jeune clerc :\n\n<< C'est un homme d'apparence \"respectable\". Il n'a pas l'air agréable,\nmais ce n'est pas la tête du premier venu. >>\n\nNouvelle exclamation mystérieuse :\n\n<< Et il vient d'Allemagne ?...\n\n-- Il le dit, du moins. >>\n\nUn soupir passa à travers le tuyau :\n\n<< Faites monter.\n\n- Deux étages, la porte en face >>, dit tout haut le clerc en indiquant\nun passage intérieur.\n\nLe professeur s'enfonça dans le couloir, monta les deux étages et se\ntrouva devant une porte matelassée, où le nom de Mr. Sharp se détachait\nen lettres noires sur un fond de cuivre.\n\nCe personnage était assis devant un grand bureau d'acajou, dans un\ncabinet vulgaire à tapis de feutre, chaises de cuir et larges\ncartonniers béants. Il se souleva à peine sur son fauteuil, et, selon\nl'habitude si courtoise des gens de bureau, il se remit à feuilleter\ndes dossiers pendant cinq minutes, afin d'avoir l'air très occupé.\nEnfin, se retournant vers le professeur Schultze, qui s'était placé\nauprès de lui :\n\n<< Monsieur, dit-il, veuillez m'apprendre rapidement ce qui vous amène.\nMon temps est extraordinairement limité, et je ne puis vous donner\nqu'un très petit nombre de minutes. >>\n\nLe professeur eut un semblant de sourire, laissant voir qu'il\ns'inquiétait assez peu de la nature de cet accueil.\n\n<< Peut-être trouverez-vous bon de m'accorder quelques minutes\nsupplémentaires, dit-il, quand vous saurez ce qui m'amène.\n\n-- Parlez donc, monsieur.\n\n-- Il s'agit de la succession de Jean-Jacques Langévol, de Bar-le-Duc,\net je suis le petit-fils de sa soeur aînée, Thérèse Langévol, mariée en\n1792 à mon grand-père Martin Schultze, chirurgien à l'armée de\nBrunswick et mort en 1814. J'ai en ma possession trois lettres de mon\ngrand-oncle écrites à sa soeur, et de nombreuses traditions de son\npassage à la maison, après la bataille d'Iéna, sans compter les pièces\ndûment légalisées qui établissent ma filiation. >>\n\nInutile de suivre le professeur Schultze dans les explications qu'il\ndonna à Mr. Sharp. Il fut, contre ses habitudes, presque prolixe. Il\nest vrai que c'était le seul point où il était inépuisable. En effet,\nil s'agissait pour lui de démontrer à Mr. Sharp, Anglais, la nécessité\nde faire prédominer la race germanique sur toutes les autres. S'il\npoursuivait l'idée de réclamer cette succession, c'était surtout pour\nl'arracher des mains françaises, qui ne pourraient en faire que quelque\ninepte usage !... Ce qu'il détestait dans son adversaire, c'était\nsurtout sa nationalité !... Devant un Allemand, il n'insisterait pas\nassurément, etc. Mais l'idée qu'un prétendu savant, qu'un Français\npourrait employer cet énorme capital au service des idées françaises,\nle mettait hors de lui, et lui faisait un devoir de faire valoir ses\ndroits à outrance.\n\nA première vue, la liaison des idées pouvait ne pas être évidente entre\ncette digression politique et l'opulente succession. Mais Mr. Sharp\navait assez l'habitude des affaires pour apercevoir le rapport\nsupérieur qu'il y avait entre les aspirations nationales de la race\ngermanique en général et les aspirations particulières de l'individu\nSchultze vers l'héritage de la Bégum. Elles étaient, au fond, du même\nordre.\n\nD'ailleurs, il n'y avait pas de doute possible. Si humiliant qu'il pût\nêtre pour un professeur à l'Université d'Iéna d'avoir des rapports de\nparenté avec des gens de race inférieure, il était évident qu'une\naïeule française avait sa part de responsabilité dans la fabrication de\nce produit humain sans égal. Seulement, cette parenté d'un degré\nsecondaire à celle du docteur Sarrasin ne lui créait aussi que des\ndroits secondaires à ladite succession. Le solicitor vit cependant la\npossibilité de les soutenir avec quelques apparences de légalité et,\ndans cette possibilité, il en entrevit une autre tout à l'avantage de\nBillows, Green et Sharp : celle de transformer l'affaire Langévol, déjà\nbelle, en une affaire magnifique, quelque nouvelle représentation du\n_Jarndyce contre Jarndyce_, de Dickens. Un horizon de papier timbré,\nd'actes, de pièces de toute nature s'étendit devant les yeux de l'homme\nde loi. Ou encore, ce qui valait mieux, il songea à un compromis ménagé\npar lui, Sharp, dans l'intérêt de ses deux clients, et qui lui\nrapporterait, à lui Sharp, presque autant d'honneur que de profit.\n\nCependant, il fit connaître à Herr Schultze les titres du docteur\nSarrasin, lui donna les preuves à l'appui et lui insinua que, si\nBillows, Green et Sharp se chargeaient cependant de tirer un parti\navantageux pour le professeur de l'apparence de droits -- << apparences\nseulement, mon cher monsieur, et qui, je le crains, ne résisteraient\npas à un bon procès >> --, que lui donnait sa parenté avec le docteur,\nil comptait que le sens si remarquable de la justice que possédaient\ntous les Allemands admettrait que Billows, Green et Sharp acquéraient\naussi, en cette occasion, des droits d'ordre différent, mais bien plus\nimpérieux, à la reconnaissance du professeur.\n\nCelui-ci était trop bien doué pour ne pas comprendre la logique du\nraisonnement de l'homme d'affaires. Il lui mit sur ce point l'esprit en\nrepos, sans toutefois rien préciser.\n\nMr. Sharp lui demanda poliment la permission d'examiner son affaire à\nloisir et le reconduisit avec des égards marqués. Il n'était plus\nquestion à cette heure de ces minutes strictement limitées, dont il se\ndisait si avare !\n\nHerr Schultze se retira, convaincu qu'il n'avait aucun titre suffisant\nà faire valoir sur l'héritage de la Bégum, mais persuadé cependant\nqu'une lutte entre la race saxonne et la race latine, outre qu'elle\nétait toujours méritoire, ne pouvait, s'il savait bien s'y prendre, que\ntourner à l'avantage de la première.\n\nL'important était de tâter l'opinion du docteur Sarrasin. Une dépêche\ntélégraphique, immédiatement expédiée à Brighton, amenait vers cinq\nheures le savant français dans le cabinet du solicitor.\n\nLe docteur Sarrasin apprit avec un calme dont s'étonna Mr. Sharp\nl'incident qui se produisait. Aux premiers mots de Mr. Sharp, il lui\ndéclara en toute loyauté qu'en effet il se rappelait avoir entendu\nparler traditionnellement, dans sa famille, d'une grand-tante élevée\npar une femme riche et titrée, émigrée avec elle, et qui se serait\nmariée en Allemagne. Il ne savait d'ailleurs ni le nom ni le degré\nprécis de parenté de cette grand-tante.\n\nMr. Sharp avait déjà recours à ses fiches, soigneusement cataloguées\ndans des cartons qu'il montra avec complaisance au docteur.\n\nIl y avait là -- Mr. Sharp ne le dissimula pas -- matière à procès, et\nles procès de ce genre peuvent aisément traîner en longueur. A la\nvérité, on n'était pas obligé de faire à la partie adverse l'aveu de\ncette tradition de famille, que le docteur Sarrasin venait de confier,\ndans sa sincérité, à son solicitor... Mais il y avait ces lettres de\nJean-Jacques Langévol à sa soeur, dont Herr Schultze avait parlé, et\nqui étaient une présomption en sa faveur. Présomption faible à la\nvérité, dénuée de tout caractère légal, mais enfin présomption...\nD'autres preuves seraient sans doute exhumées de la poussière des\narchives municipales. Peut-être même la partie adverse, à défaut de\npièces authentiques, ne craindrait pas d'en inventer d'imaginaires. Il\nfallait tout prévoir ! Qui sait si de nouvelles investigations\nn'assigneraient même pas à cette Thérèse Langévol, subitement sortie de\nterre, et à ses représentants actuels, des droits supérieurs à ceux du\ndocteur Sarrasin ?... En tout cas, longues chicanes, longues\nvérifications, solution lointaine !... Les probabilités de gain étant\nconsidérables des deux parts, on formerait aisément de chaque côté une\ncompagnie en commandite pour avancer les frais de la procédure et\népuiser tous les moyens de juridiction. Un procès célèbre du même genre\navait été pendant quatre-vingt-trois années consécutives en Cour de\nChancellerie et ne s'était terminé que faute de fonds : intérêts et\ncapital, tout y avait passé !... Enquêtes, commissions, transports,\nprocédures prendraient un temps infini !... Dans dix ans la question\npourrait être encore indécise, et le demi milliard toujours endormi à\nla Banque...\n\nLe docteur Sarrasin écoutait ce verbiage et se demandait quand il\ns'arrêterait. Sans accepter pour parole d'évangile tout ce qu'il\nentendait, une sorte de découragement se glissait dans son âme. Comme\nun voyageur penché à l'avant d'un navire voit le port où il croyait\nentrer s'éloigner, puis devenir moins distinct et enfin disparaître, il\nse disait qu'il n'était pas impossible que cette fortune, tout à\nl'heure si proche et d'un emploi déjà tout trouvé, ne finît par passer\nà l'état gazeux et s'évanouir !\n\n<< Enfin que faire ? >> demanda-t-il au solicitor.\n\nQue faire ?... Hem !... C'était difficile à déterminer. Plus difficile\nencore à réaliser. Mais enfin tout pouvait encore s'arranger. Lui,\nSharp, en avait la certitude. La justice anglaise était une excellente\njustice -- un peu lente, peut-être, il en convenait --, oui, décidément\nun peu lente, _pede claudo_... hem !... hem !... mais d'autant plus\nsûre !... Assurément le docteur Sarrasin ne pouvait manquer dans\nquelques années d'être en possession de cet héritage, si toutefois...\nhem !... hem !... ses titres étaient suffisants !...\n\nLe docteur sortit du cabinet de Southampton row fortement ébranlé dans\nsa confiance et convaincu qu'il allait, ou falloir entamer une série\nd'interminables procès, ou renoncer à son rêve. Alors, pensant à son\nbeau projet philanthropique, il ne pouvait se retenir d'en éprouver\nquelque regret.\n\nCependant, Mr. Sharp manda le professeur Schultze, qui lui avait laissé\nson adresse. Il lui annonça que le docteur Sarrasin n'avait jamais\nentendu parler d'une Thérèse Langévol, contestait formellement\nl'existence d'une branche allemande de la famille et se refusait à\ntoute transaction.\n\nIl en restait donc au professeur, s'il croyait ses droits bien établis,\nqu'à << plaider >>. Mr. Sharp, qui n'apportait en cette affaire qu'un\ndésintéressement absolu, une véritable curiosité d'amateur, n'avait\ncertes pas l'intention de l'en dissuader. Que pouvait demander un\nsolicitor, sinon un procès, dix procès, trente ans de procès, comme la\ncause semblait les porter en ses flancs ? Lui, Sharp, personnellement,\nen était ravi. S'il n'avait pas craint de faire au professeur Schultze\nune offre suspecte de sa part, il aurait poussé le désintéressement\njusqu'à lui indiquer un de ses confrères, qu'il pût charger de ses\nintérêts... Et certes le choix avait de l'importance ! La carrière\nlégale était devenue un véritable grand chemin !... Les aventuriers et\nles brigands y foisonnaient !... Il le constatait, la rougeur au front\n!...\n\n<< Si le docteur français voulait s'arranger, combien cela coûterait-il\n? >> demanda le professeur.\n\nHomme sage, les paroles ne pouvaient l'étourdir ! Homme pratique, il\nallait droit au but sans perdre un temps précieux en chemin ! Mr. Sharp\nfut un peu déconcerté par cette façon d'agir. Il représenta à Herr\nSchultze que les affaires ne marchaient point si vite ; qu'on n'en\npouvait prévoir la fin quand on en était au commencement ; que, pour\namener M. Sarrasin à composition, il fallait un peu traîner les choses\nafin de ne pas lui laisser connaître que lui, Schultze, était déjà prêt\nà une transaction.\n\n<< Je vous prie, monsieur, conclut-il, laissez-moi faire,\nremettez-vous- en à moi et je réponds de tout.\n\n-- Moi aussi, répliqua Schultze, mais j'aimerais savoir à quoi m'en\ntenir. >>\n\nCependant, il ne put, cette fois, tirer de Mr. Sharp à quel chiffre le\nsolicitor évaluait la reconnaissance saxonne, et il dut lui laisser là-\ndessus carte blanche.\n\nLorsque le docteur Sarrasin, rappelé dès le lendemain par Mr. Sharp,\nlui demanda avec tranquillité s'il avait quelques nouvelles sérieuses à\nlui donner, le solicitor, inquiet de cette tranquillité même, l'informa\nqu'un examen sérieux l'avait convaincu que le mieux serait peut-être de\ncouper le mal dans sa racine et de proposer une transaction à ce\nprétendant nouveau. C'était là, le docteur Sarrasin en conviendrait, un\nconseil essentiellement désintéressé et que bien peu de solicitors\neussent donné à la place de Mr. Sharp ! Mais il mettait son amour-\npropre à régler rapidement cette affaire, qu'il considérait avec des\nyeux presque paternels.\n\nLe docteur Sarrasin écoutait ces conseils et les trouvait relativement\nassez sages. Il s'était si bien habitué depuis quelques jours à l'idée\nde réaliser immédiatement son rêve scientifique, qu'il subordonnait\ntout à ce projet. Attendre dix ans ou seulement un an avant de pouvoir\nl'exécuter aurait été maintenant pour lui une cruelle déception. Peu\nfamilier d'ailleurs avec les questions légales et financières, et sans\nêtre dupe des belles paroles de maître Sharp, il aurait fait bon marché\nde ses droits pour une bonne somme payée comptant qui lui permît de\npasser de la théorie à la pratique. Il donna donc également carte\nblanche à Mr. Sharp et repartit.\n\nLe solicitor avait obtenu ce qu'il voulait. Il était bien vrai qu'un\nautre aurait peut-être cédé, à sa place, à la tentation d'entamer et de\nprolonger des procédures destinées à devenir, pour son étude, une\ngrosse rente viagère. Mais Mr. Sharp n'était pas de ces gens qui font\ndes spéculations à long terme. Il voyait à sa portée le moyen facile\nd'opérer d'un coup une abondante moisson, et il avait résolu de le\nsaisir. Le lendemain, il écrivit au docteur en lui laissant entrevoir\nque Herr Schultze ne serait peut-être pas opposé à toute idée\nd'arrangement. Dans de nouvelles visites, faites par lui, soit au\ndocteur Sarrasin, soit à Herr Schultze, il disait alternativement à\nl'un et à l'autre que la partie adverse ne voulait décidément rien\nentendre, et que, par surcroît, il était question d'un troisième\ncandidat alléché par l'odeur...\n\nCe jeu dura huit jours. Tout allait bien le matin, et le soir il\ns'élevait subitement une objection imprévue qui dérangeait tout. Ce\nn'était plus pour le bon docteur que chausse-trapes, hésitations,\nfluctuations. Mr. Sharp ne pouvait se décider à tirer l'hameçon, tant\nil craignait qu'au dernier moment le poisson ne se débattît et ne fît\ncasser la corde. Mais tant de précaution était, en ce cas, superflu.\nDès le premier jour, comme il l'avait dit, le docteur Sarrasin, qui\nvoulait avant tout s'épargner les ennuis d'un procès, avait été prêt\npour un arrangement. Lorsque enfin Mr. Sharp crut que le moment\npsychologique, selon l'expression célèbre, était arrivé, ou que, dans\nson langage moins noble, son client était << cuit à point >>, il\ndémasqua tout à coup ses batteries et proposa une transaction immédiate.\n\nUn homme bienfaisant se présentait, le banquier Stilbing, qui offrait\nde partager le différend entre les parties, de leur compter à chacun\ndeux cent cinquante millions et de ne prendre à titre de commission que\nl'excédent du demi-milliard, soit vingt-sept millions.\n\nLe docteur Sarrasin aurait volontiers embrassé Mr. Sharp, lorsqu'il\nvint lui soumettre cette offre, qui, en somme, lui paraissait encore\nsuperbe. Il était tout prêt à signer, il ne demandait qu'à signer, il\naurait voté par-dessus le marché des statues d'or au banquier Stilbing,\nau solicitor Sharp, à toute la haute banque et à toute la chicane du\nRoyaume-Uni.\n\nLes actes étaient rédigés, les témoins racolés, les machines à timbrer\nde Somerset House prêtes à fonctionner. Herr Schultze s'était rendu.\nMis par ledit Sharp au pied du mur, il avait pu s'assurer en frémissant\nqu'avec un adversaire de moins bonne composition que le docteur\nSarrasin, il en eût été certainement pour ses frais. Ce fut bientôt\nterminé. Contre leur mandat formel et leur acceptation d'un partage\négal, les deux héritiers reçurent chacun un chèque à valoir de cent\nmille livres sterling, payable à vue, et des promesses de règlement\ndéfinitif, aussitôt après l'accomplissement des formalités légales.\n\nAinsi se conclut, pour la plus grande gloire de la supériorité anglo-\nsaxonne, cette étonnante affaire.\n\nOn assure que le soir même, en dînant à Cobden-Club avec son ami\nStilbing, Mr. Sharp but un verre de champagne à la santé du docteur\nSarrasin, un autre à la santé du professeur Schultze, et se laissa\naller, en achevant la bouteille, à cette exclamation indiscrète : <<\n_Hurrah_ !... _Rule Britannia_ !... Il n'y a encore que nous !... >>\n\nLa vérité est que le banquier Stilbing considérait son hôte comme un\npauvre homme, qui avait lâché pour vingt-sept millions une affaire de\ncinquante, et, au fond, le professeur pensait de même, du moment, en\neffet, où lui, Herr Schultze, se sentait forcé d'accepter tout\narrangement quelconque ! Et que n'aurait-on pu faire avec un homme\ncomme le docteur Sarrasin, un Celte, léger, mobile, et, bien\ncertainement, visionnaire !\n\nLe professeur avait entendu parler du projet de son rival de fonder une\nville française dans des conditions d'hygiène morale et physique\npropres à développer toutes les qualités de la race et à former de\njeunes générations fortes et vaillantes. Cette entreprise lui\nparaissait absurde, et, à son sens, devait échouer, comme opposée à la\nloi de progrès qui décrétait l'effondrement de la race latine, son\nasservissement à la race saxonne, et, dans la suite, sa disparition\ntotale de la surface du globe. Cependant, ces résultats pouvaient être\ntenus en échec si le programme du docteur avait un commencement de\nréalisation, à plus forte raison si l'on pouvait croire à son succès.\nIl appartenait donc à tout Saxon, dans l'intérêt de l'ordre général et\npour obéir à une loi inéluctable, de mettre à néant, s'il le pouvait,\nune entreprise aussi folle. Et dans les circonstances qui se\nprésentaient, il était clair que lui, Schultze, M. D. _privat docent_\nde chimie à l'Université d'Iéna, connu par ses nombreux travaux\ncomparatifs sur les différentes races humaines -- travaux où il était\nprouvé que la race germanique devait les absorber toutes --, il était\nclair enfin qu'il était particulièrement désigné par la grande force\nconstamment créative et destructive de la nature, pour anéantir ces\npygmées qui se rebellaient contre elle. De toute éternité, il avait été\narrêté que Thérèse Langévol épouserait Martin Schultze, et qu'un jour\nles deux nationalités, se trouvant en présence dans la personne du\ndocteur français et du professeur allemand, celui-ci écraserait\ncelui-là. Déjà il avait en main la moitié de la fortune du docteur.\nC'était l'instrument qu'il lui fallait.\n\nD'ailleurs, ce projet n'était pour Herr Schultze que très secondaire ;\nil ne faisait que s'ajouter à ceux, beaucoup plus vastes, qu'il formait\npour la destruction de tous les peuples qui refuseraient de se\nfusionner avec le peuple germain et de se réunir au Vaterland.\nCependant, voulant connaître à fond -- si tant est qu'ils pussent avoir\nun fond --, les plans du docteur Sarrasin, dont il se constituait déjà\nl'implacable ennemi, il se fit admettre au Congrès international\nd'Hygiène et en suivit assidûment les séances. C'est au sortir de cette\nassemblée que quelques membres, parmi lesquels se trouvait le docteur\nSarrasin lui- même, l'entendirent un jour faire cette déclaration :\nqu'il s'élèverait en même temps que France-Ville une cité forte qui ne\nlaisserait pas subsister cette fourmilière absurde et anormale.\n\n<< J'espère, ajouta-t-il, que l'expérience que nous ferons sur elle\nservira d'exemple au monde ! >>\n\nLe bon docteur Sarrasin, si plein d'amour qu'il fût pour l'humanité,\nn'en était pas à avoir besoin d'apprendre que tous ses semblables ne\nméritaient pas le nom de philanthropes. Il enregistra avec soin ces\nparoles de son adversaire, pensant, en homme sensé, qu'aucune menace ne\ndevait être négligée. Quelque temps après, écrivant à Marcel pour\nl'inviter à l'aider dans son entreprise, il lui raconta cet incident,\net lui fit un portrait de Herr Schultze, qui donna à penser au jeune\nAlsacien que le bon docteur aurait là un rude adversaire. Et comme le\ndocteur ajoutait :\n\n<< Nous aurons besoin d'hommes forts et énergiques, de savants actifs,\nnon seulement pour édifier, mais pour nous défendre >>, Marcel lui\nrépondit :\n\n<< Si je ne puis immédiatement vous apporter mon concours pour la\nfondation de votre cité, comptez cependant que vous me trouverez en\ntemps utile. Je ne perdrai pas un seul jour de vue ce Herr Schultze,\nque vous me dépeignez si bien. Ma qualité d'Alsacien me donne le droit\nde m'occuper de ses affaires. De près ou de loin, je vous suis tout\ndévoué. Si, par impossible, vous restiez quelques mois ou même quelques\nannées sans entendre parler de moi, ne vous en inquiétez pas. De loin\ncomme de près, je n'aurai qu'une pensée : travailler pour vous, et, par\nconséquent, servir la France. >>\n\nV LA CITE DE L'ACIER\n\nLes lieux et les temps sont changés. Il y a cinq années que l'héritage\nde la Bégum est aux mains de ses deux héritiers et la scène est\ntransportée maintenant aux Etats-Unis, au sud de l'Oregon, à dix lieues\ndu littoral du Pacifique. Là s'étend un district vague encore, mal\ndélimité entre les deux puissances limitrophes, et qui forme comme une\nsorte de Suisse américaine.\n\nSuisse, en effet, si l'on ne regarde que la superficie des choses, les\npics abrupts qui se dressent vers le ciel, les vallées profondes qui\nséparent de longues chaînes de hauteurs, l'aspect grandiose et sauvage\nde tous les sites pris à vol d'oiseau.\n\nMais cette fausse Suisse n'est pas, comme la Suisse européenne, livrée\naux industries pacifiques du berger, du guide et du maître d'hôtel. Ce\nn'est qu'un décor alpestre, une croûte de rocs, de terre et de pins\nséculaires, posée sur un bloc de fer et de houille.\n\nSi le touriste, arrêté dans ces solitudes, prête l'oreille aux bruits\nde la nature, il n'entend pas, comme dans les sentiers de l'Oberland,\nle murmure harmonieux de la vie mêlé au grand silence de la montagne.\nMais il saisit au loin les coups sourds du marteau-pilon, et, sous ses\npieds, les détonations étouffées de la poudre. Il semble que le sol\nsoit machiné comme les dessous d'un théâtre, que ces roches\ngigantesques sonnent creux et qu'elles peuvent d'un moment à l'autre\ns'abîmer dans de mystérieuses profondeurs.\n\nLes chemins, macadamisés de cendres et de coke, s'enroulent aux flancs\ndes montagnes. Sous les touffes d'herbes jaunâtres, de petits tas de\nscories, diaprées de toutes les couleurs du prisme, brillent comme des\nyeux de basilic. Çà et là, un vieux puits de mine abandonné, déchiqueté\npar les pluies, déshonoré par les ronces, ouvre sa gueule béante,\ngouffre sans fond, pareil au cratère d'un volcan éteint. L'air est\nchargé de fumée et pèse comme un manteau sombre sur la terre. Pas un\noiseau ne le traverse, les insectes mêmes semblent le fuir, et de\nmémoire d'homme on n'y a vu un papillon.\n\nFausse Suisse ! A sa limite nord, au point où les contreforts viennent\nse fondre dans la plaine, s'ouvre, entre deux chaînes de collines\nmaigres, ce qu'on appelait jusqu'en 1871 le << désert rouge >>, à cause\nde la couleur du sol, tout imprégné d'oxydes de fer, et ce qu'on\nappelle maintenant Stahlfield, << le champ d'acier >>.\n\nQu'on imagine un plateau de cinq à six lieues carrées, au sol\nsablonneux, parsemé de galets, aride et désolé comme le lit de quelque\nancienne mer intérieure. Pour animer cette lande, lui donner la vie et\nle mouvement, la nature n'avait rien fait ; mais l'homme a déployé tout\nà coup une énergie et une vigueur sans égales.\n\nSur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages\nd'ouvriers, aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi,\napportés tout bâtis de Chicago, et renferment une nombreuse population\nde rudes travailleurs.\n\nC'est au centre de ces villages, au pied même des CoalsButts,\ninépuisables montagnes de charbon de terre, que s'élève une masse\nsombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers\npercés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés\nd'une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille\nbouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est\nvoilé d'un rideau noir, sur lequel passent par instants de rapides\néclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain, pareil à celui\nd'un tonnerre ou d'une grosse houle, mais plus régulier et plus grave.\n\nCette masse est Stahlstadt, la Cité de l'Acier, la ville allemande, la\npropriété personnelle de Herr Schultze, l'ex-professeur de chimie\nd'Iéna, devenu, de par les millions de la Bégum, le plus grand\ntravailleur du fer et, spécialement, le plus grand fondeur de canons\ndes deux mondes.\n\nIl en fond, en vérité, de toutes formes et de tout calibre, à âme lisse\net à raies, à culasse mobile et à culasse fixe, pour la Russie et pour\nla Turquie, pour la Roumanie et pour le Japon, pour l'Italie et pour la\nChine, mais surtout pour l'Allemagne.\n\nGrâce à la puissance d'un capital énorme, un établissement monstre, une\nville véritable, qui est en même temps une usine modèle, est sortie de\nterre comme à un coup de baguette. Trente mille travailleurs, pour la\nplupart allemands d'origine, sont venus se grouper autour d'elle et en\nformer les faubourgs. En quelques mois, ses produits ont dû à leur\nécrasante supériorité une célébrité universelle.\n\nLe professeur Schultze extrait le minerai de fer et la houille de ses\npropres mines. Sur place, il les transforme en acier fondu. Sur place,\nil en fait des canons.\n\nCe qu'aucun de ses concurrents ne peut faire, il arrive, lui, à le\nréaliser. En France, on obtient des lingots d'acier de quarante mille\nkilogrammes. En Angleterre, on a fabriqué un canon en fer forgé de cent\ntonnes. A Essen, M. Krupp est arrivé à fondre des blocs d'acier de cinq\ncent mille kilogrammes. Herr Schultze ne connaît pas de limites :\ndemandez-lui un canon d'un poids quelconque et d'une puissance quelle\nqu'elle soit, il vous servira ce canon, brillant comme un sou neuf,\ndans les délais convenus.\n\nMais, par exemple, il vous le fera payer ! Il semble que les deux cent\ncinquante millions de 1871 n'aient fait que le mettre en appétit.\n\nEn industrie canonnière comme en toutes choses, on est bien fort\nlorsqu'on peut ce que les autres ne peuvent pas. Et il n'y a pas à\ndire, non seulement les canons de Herr Schultze atteignent des\ndimensions sans précédent, mais, s'ils sont susceptibles de se\ndétériorer par l'usage, ils n'éclatent jamais. L'acier de Stahlstadt\nsemble avoir des propriétés spéciales. Il court à cet égard des\nlégendes d'alliages mystérieux, de secrets chimiques. Ce qu'il y a de\nsûr, c'est que personne n'en sait le fin mot.\n\nCe qu'il y a de sûr aussi, c'est qu'à Stahlstadt, le secret est gardé\navec un soin jaloux.\n\nDans ce coin écarté de l'Amérique septentrionale, entouré de déserts,\nisolé du monde par un rempart de montagnes, situé à cinq cents milles\ndes petites agglomérations humaines les plus voisines, on chercherait\nvainement aucun vestige de cette liberté qui a fondé la puissance de la\nrépublique des Etats-Unis.\n\nEn arrivant sous les murailles mêmes de Stahlstadt, n'essayez pas de\nfranchir une des portes massives qui coupent de distance en distance la\nligne des fossés et des fortifications. La consigne la plus impitoyable\nvous repousserait. Il faut descendre dans l'un des faubourgs. Vous\nn'entrerez dans la Cité de l'Acier que si vous avez la formule magique,\nle mot d'ordre, ou tout au moins une autorisation dûment timbrée,\nsignée et paraphée.\n\nCette autorisation, un jeune ouvrier qui arrivait à Stahlstadt, un\nmatin de novembre, la possédait sans doute, car, après avoir laissé à\nl'auberge une petite valise de cuir tout usée, il se dirigea à pied\nvers la porte la plus voisine du village.\n\nC'était un grand gaillard, fortement charpenté, négligemment vêtu, à la\nmode des pionniers américains, d'une vareuse lâche, d'une chemise de\nlaine sans col et d'un pantalon de velours à côtes, engouffré dans de\ngrosses bottes. Il rabattait sur son visage un large chapeau de feutre,\ncomme pour mieux dissimuler la poussière de charbon dont sa peau était\nimprégnée, et marchait d'un pas élastique en sifflotant dans sa barbe\nbrune. Arrivé au guichet, ce jeune homme exhiba au chef de poste une\nfeuille imprimée et fut aussitôt admis.\n\n<< Votre ordre porte l'adresse du contremaître Seligmann, section K,\nrue IX, atelier 743, dit le sous-officier. Vous n'avez qu'à suivre le\nchemin de ronde, sur votre droite, jusqu'à la borne K, et à vous\nprésenter au concierge... Vous savez le règlement ? Expulsé, si vous\nentrez dans un autre secteur que le vôtre >>, ajouta-t-il au moment où\nle nouveau venu s'éloignait.\n\nLe jeune ouvrier suivit la direction qui lui était indiquée et\ns'engagea dans le chemin de ronde. A sa droite, se creusait un fossé,\nsur la crête duquel se promenaient des sentinelles. A sa gauche, entre\nla large route circulaire et la masse des bâtiments, se dessinait\nd'abord la double ligne d'un chemin de fer de ceinture ; puis une\nseconde muraille s'élevait, pareille à la muraille extérieure, ce qui\nindiquait la configuration de la Cité de l'Acier.\n\nC'était celle d'une circonférence dont les secteurs, limités en guise\nde rayons par une ligne fortifiée, étaient parfaitement indépendants\nles uns des autres, quoique enveloppés d'un mur et d'un fossé communs.\n\nLe jeune ouvrier arriva bientôt à la borne K, placée à la lisière du\nchemin, en face d'une porte monumentale que surmontait la même lettre\nsculptée dans la pierre, et il se présenta au concierge.\n\nCette fois, au lieu d'avoir affaire à un soldat, il se trouvait en\nprésence d'un invalide, à jambe de bois et poitrine médaillée.\n\nL'invalide examina la feuille, y apposa un nouveau timbre et dit :\n\n<< Tout droit. Neuvième rue à gauche. >>\n\nLe jeune homme franchit cette seconde ligne retranchée et se trouva\nenfin dans le secteur K. La route qui débouchait de la porte en était\nl'axe. De chaque côté s'allongeaient à angle droit des files de\nconstructions uniformes.\n\nLe tintamarre des machines était alors assourdissant. Ces bâtiments\ngris, percés à jour de milliers de fenêtres, semblaient plutôt des\nmonstres vivants que des choses inertes. Mais le nouveau venu était\nsans doute blasé sur le spectacle, car il n'y prêta pas la moindre\nattention.\n\nEn cinq minutes, il eut trouvé la rue IX l'atelier 743, et il arriva\ndans un petit bureau plein de cartons et de registres, en présence du\ncontremaître Seligmann.\n\nCelui-ci prit la feuille munie de tous ses visas, la vérifia, et,\nreportant ses yeux sur le jeune ouvrier :\n\n<< Embauché comme puddleur ?... demanda-t-il. Vous paraissez bien jeune\n?\n\n-- L'âge ne fait rien, répondit l'autre. J'ai bientôt vingt-six ans, et\nj'ai déjà puddlé pendant sept mois... Si cela vous intéresse, je puis\nvous montrer les certificats sur la présentation desquels j'ai été\nengagé à New York par le chef du personnel. >>\n\nLe jeune homme parlait l'allemand non sans facilité, mais avec un léger\naccent qui sembla éveiller les défiances du contremaître.\n\n<< Est-ce que vous êtes alsacien ? lui demanda celui-ci.\n\n-Non, je suis suisse... de Schaffouse. Tenez, voici tous mes papiers\nqui sont en règle. >>\n\nIl tira d'un portefeuille de cuir et montra au contremaître un\npasseport, un livret, des certificats.\n\n<< C'est bon. Après tout, vous êtes embauché et je n'ai plus qu'à vous\ndésigner votre place >>, reprit Seligmann, rassuré par ce déploiement\nde documents officiels.\n\nIl écrivit sur un registre le nom de Johann Schwartz, qu'il copia sur\nla feuille d'engagement, remit au jeune homme une carte bleue à son nom\nportant le numéro 57938, et ajouta :\n\n<< Vous devez être à la porte K tous les matins à sept heures,\nprésenter cette carte qui vous aura permis de franchir l'enceinte\nextérieure, prendre au râtelier de la loge un jeton de présence à votre\nnuméro matricule et me le montrer en arrivant. A sept heures du soir,\nen sortant, vous le jetez dans un tronc placé à la porte de l'atelier\net qui n'est ouvert qu'à cet instant.\n\n-- Je connais le système... Peut-on loger dans l'enceinte ? demanda\nSchwartz.\n\n-- Non. Vous devez vous procurer une demeure à l'extérieur, mais vous\npourrez prendre vos repas à la cantine de l'atelier pour un prix très\nmodéré. Votre salaire est d'un dollar par jour en débutant. Il\ns'accroît d'un vingtième par trimestre... L'expulsion est la seule\npeine. Elle est prononcée par moi en première instance, et par\nl'ingénieur en appel, sur toute infraction au règlement...\nCommencez-vous aujourd'hui ?\n\n-- Pourquoi pas ?\n\n-- Ce ne sera qu'une demi-journée >>, fit observer le contremaître en\nguidant Schwartz vers une galerie intérieure.\n\nTous deux suivirent un large couloir, traversèrent une cour et\npénétrèrent dans une vaste halle, semblable, par ses dimensions comme\npar la disposition de sa légère charpente, au débarcadère d'une gare de\npremier ordre. Schwartz, en la mesurant d'un coup d'oeil, ne put\nretenir un mouvement d'admiration professionnelle.\n\nDe chaque côté de cette longue halle, deux rangées d'énormes colonnes\ncylindriques, aussi grandes, en diamètre comme en hauteur, que celles\nde Saint-Pierre de Rome, s'élevaient du sol jusqu'à la voûte de verre\nqu'elles transperçaient de part en part. C'étaient les cheminées\nd'autant de fours à puddler, maçonnés à leur base. Il y en avait\ncinquante sur chaque rangée.\n\nA l'une des extrémités, des locomotives amenaient à tout instant des\ntrains de wagons chargés de lingots de fonte qui venaient alimenter les\nfours. A l'autre extrémité, des trains de wagons vides recevaient et\nemportaient cette fonte transformée en acier.\n\nL'opération du << puddlage >> a pour but d'effectuer cette\nmétamorphose. Des équipes de cyclopes demi-nus, armés d'un long crochet\nde fer, s'y livraient avec activité.\n\nLes lingots de fonte, jetés dans un four doublé d'un revêtement de\nscories, y étaient d'abord portés à une température élevée. Pour\nobtenir du fer, on aurait commencé à brasser cette fonte aussitôt\nqu'elle serait devenue pâteuse. Pour obtenir de l'acier, ce carbure de\nfer, si voisin et pourtant si distinct par ses propriétés de son\ncongénère, on attendait que la fonte fût fluide et l'on avait soin de\nmaintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le puddleur, alors, du\nbout de son crochet, pétrissait et roulait en tous sens la masse\nmétallique ; il la tournait et retournait au milieu de la flamme ;\npuis, au moment précis où elle atteignait, par son mélange avec les\nscories, un certain degré de résistance, il la divisait en quatre\nboules ou << loupes >> spongieuses, qu'il livrait, une à une, aux\naides-marteleurs.\n\nC'est dans l'axe même de la halle que se poursuivait l'opération. En\nface de chaque four et lui correspondant, un marteau-pilon, mis en\nmouvement par la vapeur d'une chaudière verticale logée dans la\ncheminée même, occupait un ouvrier << cingleur >>. Armé de pied en cap\nde bottes et de brassards de tôle, protégé par un épais tablier de\ncuir, masqué de toile métallique, ce cuirassier de l'industrie prenait\nau bout de ses longues tenailles la loupe incandescente et la\nsoumettait au marteau. Battue et rebattue sous le poids de cette énorme\nmasse, elle exprimait comme une éponge toutes les matières impures dont\nelle s'était chargée, au milieu d'une pluie d'étincelles et\nd'éclaboussures.\n\nLe cuirassier la rendait aux aides pour la remettre au four, et, une\nfois réchauffée, la rebattre de nouveau.\n\nDans l'immensité de cette forge monstre, c'était un mouvement\nincessant, des cascades de courroies sans fin, des coups sourds sur la\nbasse d'un ronflement continu, des feux d'artifice de paillettes\nrouges, des éblouissements de fours chauffés à blanc. Au milieu de ces\ngrondements et de ces rages de la matière asservie, l'homme semblait\npresque un enfant.\n\nDe rudes gars pourtant, ces puddleurs ! Pétrir à bout de bras, dans une\ntempérature torride, une pâte métallique de deux cent kilogrammes,\nrester plusieurs heures l'oeil fixé sur ce fer incandescent qui\naveugle, c'est un régime terrible et qui use son homme en dix ans.\n\nSchwartz, comme pour montrer au contremaître qu'il était capable de le\nsupporter, se dépouilla de sa vareuse et de sa chemise de laine, et,\nexhibant un torse d'athlète, sur lequel ses muscles dessinaient toutes\nleurs attaches, il prit le crochet que maniait un des puddleurs, et\ncommença à manoeuvrer.\n\nVoyant qu'il s'acquittait fort bien de sa besogne, le contremaître ne\ntarda pas à le laisser pour rentrer à son bureau.\n\nLe jeune ouvrier continua, jusqu'à l'heure du dîner, de puddler des\nblocs de fonte. Mais, soit qu'il apportât trop d'ardeur à l'ouvrage,\nsoit qu'il eût négligé de prendre ce matin-là le repas substantiel\nqu'exige un pareil déploiement de force physique, il parut bientôt las\net défaillant. Défaillant au point que le chef d'équipe s'en aperçut.\n\n<< Vous n'êtes pas fait pour puddler, mon garçon, lui dit celui-ci, et\nvous feriez mieux de demander tout de suite un changement de secteur,\nqu'on ne vous accordera pas plus tard. >> Schwartz protesta. Ce n'était\nqu'une fatigue passagère ! Il pourrait puddler tout comme un autre !...\n\nLe chef d'équipe n'en fit pas moins son rapport, et le jeune homme fut\nimmédiatement appelé chez l'ingénieur en chef.\n\nCe personnage examina ses papiers, hocha la tête, et lui demanda d'un\nton inquisitorial :\n\n<< Est-ce que vous étiez puddleur à Brooklyn ? >>\n\nSchwartz baissait les yeux tout confus.\n\n<< Je vois bien qu'il faut l'avouer, dit-il. J'étais employé à la\ncoulée, et c'est dans l'espoir d'augmenter mon salaire que j'avais\nvoulu essayer du puddlage !\n\n-- Vous êtes tous les mêmes ! répondit l'ingénieur en haussant les\népaules. A vingt-cinq ans, vous voulez savoir ce qu'un homme de\ntrente-cinq ne fait qu'exceptionnellement !... Etes-vous bon fondeur,\nau moins ?\n\n-- J'étais depuis deux mois à la première classe.\n\n-- Vous auriez mieux fait d'y rester, en ce cas ! Ici, vous allez\ncommencer par entrer dans la troisième. Encore pouvez-vous vous estimer\nheureux que je vous facilite ce changement de secteur ! >>\n\nL'ingénieur écrivit quelques mots sur un laissez-passer, expédia une\ndépêche et dit :\n\n<< Rendez votre jeton, sortez de la division et allez directement au\nsecteur O, bureau de l'ingénieur en chef. Il est prévenu. >>\n\nLes mêmes formalités qui avaient arrêté Schwartz à la porte du secteur\nK l'accueillirent au secteur O. Là, comme le matin, il fut interrogé,\naccepté, adressé à un chef d'atelier, qui l'introduisit dans une salle\nde coulée. Mais ici le travail était plus silencieux et plus méthodique.\n\n<< Ce n'est qu'une petite galerie pour la fonte des pièces de 42, lui\ndit le contremaître. Les ouvriers de première classe seuls sont admis\naux halles de coulée de gros canons. >>\n\nLa << petite >> galerie n'en avait pas moins cent cinquante mètres de\nlong sur soixante-cinq de large. Elle devait, à l'estime de Schwartz,\nchauffer au moins six cents creusets, placés par quatre, par huit ou\npar douze, selon leurs dimensions, dans les fours latéraux.\n\nLes moules destinés à recevoir l'acier en fusion étaient allongés dans\nl'axe de la galerie, au fond d'une tranchée médiane. De chaque côté de\nla tranchée, une ligne de rails portait une grue mobile, qui, roulant à\nvolonté, venait opérer où il était nécessaire le déplacement de ces\nénormes poids. Comme dans les halles de puddlage, à un bout débouchait\nle chemin de fer qui apportait les blocs d'acier fondu, à l'autre celui\nqui emportait les canons sortant du moule.\n\nPrès de chaque moule, un homme armé d'une tige en fer surveillait la\ntempérature à l'état de la fusion dans les creusets.\n\nLes procédés que Schwartz avait vu mettre en oeuvre ailleurs étaient\nportés là à un degré singulier de perfection.\n\nLe moment venu d'opérer une coulée, un timbre avertisseur donnait le\nsignal à tous les surveillants de fusion. Aussitôt, d'un pas égal et\nrigoureusement mesuré, des ouvriers de même taille, soutenant sur les\népaules une barre de fer horizontale, venaient deux à deux se placer\ndevant chaque four.\n\nUn officier armé d'un sifflet, son chronomètre à fractions de seconde\nen main, se portait près du moule, convenablement logé à proximité de\ntous les fours en action. De chaque côté, des conduits en terre\nréfractaire, recouverte de tôle, convergeaient, en descendant sur des\npentes douces, jusqu'à une cuvette en entonnoir, placée directement\nau-dessus du moule. Le commandant donnait un coup de sifflet. Aussitôt,\nun creuset, tiré du feu à l'aide d'une pince, était suspendu à la barre\nde fer des deux ouvriers arrêtés devant le premier four. Le sifflet\ncommençait alors une série de modulations, et les deux hommes venaient\nen mesure vider le contenu de leur creuset dans le conduit\ncorrespondant. Puis ils jetaient dans une cuve le récipient vide et\nbrûlant.\n\nSans interruption, à intervalles exactement comptés, afin que la coulée\nfût absolument régulière et constante, les équipes des autres fours\nagissaient successivement de même.\n\nLa précision était si extraordinaire, qu'au dixième de seconde fixé par\nle dernier mouvement, le dernier creuset était vide et précipité dans\nla cuve. Cette manoeuvre parfaite semblait plutôt le résultat d'un\nmécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines. Une\ndiscipline inflexible, la force de l'habitude et la puissance d'une\nmesure musicale faisaient pourtant ce miracle.\n\nSchwartz paraissait familier avec un tel spectacle. Il fut bientôt\naccouplé à un ouvrier de sa taille, éprouvé dans une coulée peu\nimportante et reconnu excellent praticien. Son chef d'équipe, à la fin\nde la journée, lui promit même un avancement rapide.\n\nLui, cependant, à peine sorti, à sept heures du soir, du secteur O et\nde l'enceinte extérieure, il était allé reprendre sa valise à\nl'auberge. Il suivit alors un des chemins extérieurs, et, arrivant\nbientôt à un groupe d'habitations qu'il avait remarquées dans la\nmatinée, il trouva aisément un logis de garçon chez une brave femme qui\n<< recevait des pensionnaires >>.\n\nMais on ne le vit pas, ce jeune ouvrier, aller après souper à la\nrecherche d'une brasserie. Il s'enferma dans sa chambre, tira de sa\npoche un fragment d'acier ramassé sans doute dans la salle de puddlage,\net un fragment de terre à creuset recueilli dans le secteur O ; puis,\nil les examina avec un soin singulier, à la lueur d'une lampe fumeuse.\n\nIl prit ensuite dans sa valise un gros cahier cartonné, en feuilleta\nles pages chargées de notes, de formules et de calculs, et écrivit ce\nqui suit en bon français, mais, pour plus de précautions, dans une\nlangue chiffrée dont lui seul connaissait le chiffre :\n\n<< 10 novembre. -- _Stahlstadt._ -- Il n'y a rien de particulier dans\nle mode de puddlage, si ce n'est, bien entendu, le choix de deux\ntempératures différentes et relativement basses pour la première\nchauffe et le réchauffage, selon les règles déterminées par Chernoff.\nQuant à la coulée, elle s'opère suivant le procédé Krupp, mais avec une\négalité de mouvements véritablement admirable. Cette précision dans les\nmanoeuvres est la grande force allemande. Elle procède du sentiment\nmusical inné dans la race germanique. Jamais les Anglais ne pourront\natteindre à cette perfection : l'oreille leur manque, sinon la\ndiscipline. Des Français peuvent y arriver aisément, eux qui sont les\npremiers danseurs du monde. Jusqu'ici donc, rien de mystérieux dans les\nsuccès si remarquables de cette fabrication. Les échantillons de\nminerai que j'ai recueillis dans la montagne sont sensiblement\nanalogues à nos bons fers. Les spécimens de houille sont assurément\ntrès beaux et de qualité éminemment métallurgique, mais sans rien non\nplus d'anormal. Il n'est pas douteux que la fabrication Schultze ne\nprenne un soin spécial de dégager ces matières premières de tout\nmélange étranger et ne les emploie qu'à l'état de pureté parfaite. Mais\nc'est encore là un résultat facile à réaliser. Il ne reste donc, pour\nêtre en possession de tous les éléments du problème, qu'à déterminer la\ncomposition de cette terre réfractaire, dont sont faits les creusets et\nles tuyaux de coulée. Cet objet atteint et nos équipes de fondeurs\nconvenablement disciplinées, je ne vois pas pourquoi nous ne ferions\npas ce qui se fait ici ! Avec tout cela, je n'ai encore vu que deux\nsecteurs, et il y en a au moins vingt-quatre, sans compter l'organisme\ncentral, le département des plans et des modèles, le cabinet secret !\nQue peuvent-ils bien machiner dans cette caverne ? Que ne doivent pas\ncraindre nos amis après les menaces formulées par Herr Schultze,\nlorsqu'il est entré en possession de son héritage ? >>\n\nSur ces points d'interrogation, Schwartz, assez fatigué de sa journée,\nse déshabilla, se glissa dans un petit lit aussi inconfortable que peut\nl'être un lit allemand -- ce qui est beaucoup dire --, alluma une pipe\net se mit à fumer en lisant un vieux livre. Mais sa pensée semblait\nêtre ailleurs. Sur ses lèvres, les petits jets de vapeur odorante se\nsuccédaient en cadence et faisaient :\n\n<< Peuh !... Peuh !... Peuh !... Peuh !... >>\n\nIl finit par déposer son livre et resta songeur pendant longtemps,\ncomme absorbé dans la solution d'un problème difficile.\n\n<< Ah ! s'écria-t-il enfin, quand le diable lui-même s'en mêlerait, je\ndécouvrirai le secret de Herr Schultze, et surtout ce qu'il peut\nméditer contre France-Ville ! >>\n\nSchwartz s'endormit en prononçant le nom du docteur Sarrasin ; mais,\ndans son sommeil, ce fut le nom de Jeanne, petite fille, qui revint sur\nses lèvres. Le souvenir de la fillette était resté entier, encore bien\nque Jeanne, depuis qu'il l'avait quittée, fût devenue une jeune\ndemoiselle. Ce phénomène s'explique aisément par les lois ordinaires de\nl'association des idées : l'idée du docteur renfermait celle de sa\nfille, association par contiguïté. Aussi, lorsque Schwartz, ou plutôt\nMarcel Bruckmann, s'éveilla, ayant encore le nom de Jeanne à la pensée,\nil ne s'en étonna pas et vit dans ce fait une nouvelle preuve de\nl'excellence des principes psychologiques de Stuart Mill.\n\nVI LE PUITS ALBRECHT\n\nMadame Bauer, la bonne femme qui donnait l'hospitalité à Marcel\nBruckmann, suissesse de naissance, était la veuve d'un mineur tué\nquatre ans auparavant dans un de ces cataclysmes qui font de la vie du\nhouilleur une bataille de tous les instants. L'usine lui servait une\npetite pension annuelle de trente dollars, à laquelle elle ajoutait le\nmince produit d'une chambre meublée et le salaire que lui apportait\ntous les dimanches son petit garçon Carl.\n\nQuoique à peine âgé de treize ans, Carl était employé dans la houillère\npour fermer et ouvrir, au passage des wagonnets de charbon, une de ces\nportes d'air qui sont indispensables à la ventilation des galeries, en\nforçant le courant à suivre une direction déterminée. La maison tenue à\nbail par sa mère, se trouvant trop loin du puits Albrecht pour qu'il\npût rentrer tous les soirs au logis, on lui avait donné par surcroît\nune petite fonction nocturne au fond de la mine même. Il était chargé\nde garder et de panser six chevaux dans leur écurie souterraine,\npendant que le palefrenier remontait au-dehors.\n\nLa vie de Carl se passait donc presque tout entière à cinq cents mètres\nau-dessous de la surface terrestre. Le jour, il se tenait en sentinelle\nauprès de sa porte d'air ; la nuit, il dormait sur la paille auprès de\nses chevaux. Le dimanche matin seulement, il revenait à la lumière et\npouvait pour quelques heures profiter de ce patrimoine commun des\nhommes : le soleil, le ciel bleu et le sourire maternel.\n\nComme on peut bien penser, après une pareille semaine, lorsqu'il\nsortait du puits, son aspect n'était pas précisément celui d'un jeune\n<< gommeux >>. Il ressemblait plutôt à un gnome de féerie, à un\nramoneur ou à un Nègre papou. Aussi dame Bauer consacrait-elle\ngénéralement une grande heure à le débarbouiller à grand renfort d'eau\nchaude et de savon. Puis, elle lui faisait revêtir un bon costume de\ngros drap vert, taillé dans une défroque paternelle qu'elle tirait des\nprofondeurs de sa grande armoire de sapin, et, de ce moment jusqu'au\nsoir, elle ne se lassait pas d'admirer son garçon, le trouvant le plus\nbeau du monde.\n\nDépouillé de son sédiment de charbon, Carl, vraiment, n'était pas plus\nlaid qu'un autre. Ses cheveux blonds et soyeux, ses yeux bleus et doux,\nallaient bien à son teint d'une blancheur excessive ; mais sa taille\nétait trop exiguë pour son âge. Cette vie sans soleil le rendait aussi\nanémique qu'une laitue, et il est vraisemblable que le compte-globules\ndu docteur Sarrasin, appliqué au sang du petit mineur, y aurait révélé\nune quantité tout à fait insuffisante de monnaie hématique.\n\nAu moral, c'était un enfant silencieux, flegmatique, tranquille, avec\nune pointe de cette fierté que le sentiment du péril continuel,\nl'habitude du travail régulier et la satisfaction de la difficulté\nvaincue donnent à tous les mineurs sans exception.\n\nSon grand bonheur était de s'asseoir auprès de sa mère, à la table\ncarrée qui occupait le milieu de la salle basse, et de piquer sur un\ncarton une multitude d'insectes affreux qu'il rapportait des entrailles\nde la terre. L'atmosphère tiède et égale des mines a sa faune spéciale,\npeu connue des naturalistes, comme les parois humides de la houille ont\nleur flore étrange de mousses verdâtres, de champignons non décrits et\nde flocons amorphes. C'est ce que l'ingénieur Maulesmulhe, amoureux\nd'entomologie, avait remarqué, et il avait promis un petit écu pour\nchaque espèce nouvelle dont Carl pourrait lui apporter un spécimen.\nPerspective dorée, qui avait d'abord amené le garçonnet à explorer avec\nsoin tous les recoins de la houillère, et qui, petit à petit, avait\nfait de lui un collectionneur. Aussi, c'était pour son propre compte\nqu'il recherchait maintenant les insectes.\n\nAu surplus, il ne limitait pas ses affections aux araignées et aux\ncloportes. Il entretenait, dans sa solitude, des relations intimes avec\ndeux chauves-souris et avec un gros rat mulot. Même, s'il fallait l'en\ncroire, ces trois animaux étaient les bêtes les plus intelligentes et\nles plus aimables du monde ; plus spirituelles encore que ses chevaux\naux longs poils soyeux et à la croupe luisante, dont Carl ne parlait\npourtant qu'avec admiration.\n\nIl y avait Blair-Athol, surtout, le doyen de l'écurie, un vieux\nphilosophe, descendu depuis six ans à cinq cents mètres au-dessous du\nniveau de la mer, et qui n'avait jamais revu la lumière du jour. Il\nétait maintenant presque aveugle. Mais comme il connaissait bien son\nlabyrinthe souterrain ! Comme il savait tourner à droite ou à gauche,\nen traînant son wagon, sans jamais se tromper d'un pas ! Comme il\ns'arrêtait à point devant les portes d'air, afin de laisser l'espace\nnécessaire à les ouvrir ! Comme il hennissait amicalement, matin et\nsoir, à la minute exacte où sa provende lui était due ! Et si bon, si\ncaressant, si tendre !\n\n<< Je vous assure, mère, qu'il me donne réellement un baiser en\nfrottant sa joue contre la mienne, quand j'avance ma tête auprès de\nlui, disait Carl. Et c'est très commode, savez vous, que Blair-Athol\nait ainsi une horloge dans la tête ! Sans lui, nous ne saurions pas, de\ntoute la semaine, s'il est nuit ou jour, soir ou matin ! >>\n\nAinsi bavardait l'enfant, et dame Bauer l'écoutait avec ravissement.\nElle aimait Blair-Athol, elle aussi, de toute l'affection que lui\nportait son garçon, et ne manquait guère, à l'occasion, de lui envoyer\nun morceau de sucre. Que n'aurait-elle pas donné pour aller voir ce\nvieux serviteur, que son homme avait connu, et en même temps visiter\nl'emplacement sinistre où le cadavre du pauvre Bauer, noir comme de\nl'encre, carbonisé par le feu grisou, avait été retrouvé après\nl'explosion ?... Mais les femmes ne sont pas admises dans la mine, et\nil fallait se contenter des descriptions incessantes que lui en faisait\nson fils.\n\nAh ! elle la connaissait bien, cette houillère, ce grand trou noir d'où\nson mari n'était pas revenu ! Que de fois elle avait attendu, auprès de\ncette gueule béante, de dix-huit pieds de diamètre, suivi du regard, le\nlong du muraillement en pierres de taille, la double cage en chêne dans\nlaquelle glissaient les bennes accrochées à leur câble et suspendues\naux poulies d'acier, visité la haute charpente extérieure, le bâtiment\nde la machine à vapeur, la cabine du marqueur, et le reste ! Que de\nfois elle s'était réchauffée au brasier toujours ardent de cette énorme\ncorbeille de fer où les mineurs sèchent leurs habits en émergeant du\ngouffre, où les fumeurs impatients allument leur pipe ! Comme elle\nétait familière avec le bruit et l'activité de cette porte infernale !\nLes receveurs qui détachent les wagons chargés de houille, les\naccrocheurs, les trieurs, les laveurs, les mécaniciens, les chauffeurs,\nelle les avait tous vus et revus à la tâche !\n\nCe qu'elle n'avait pu voir et ce qu'elle voyait bien, pourtant, par les\nyeux du coeur, c'est ce qui se passait, lorsque la benne s'était\nengloutie, emportant la grappe humaine d'ouvriers, parmi eux son mari\njadis, et maintenant son unique enfant !\n\nElle entendait leurs voix et leurs rires s'éloigner dans la profondeur,\ns'affaiblir, puis cesser. Elle suivait par la pensée cette cage, qui\ns'enfonçait dans le boyau étroit et vertical, à cinq, six cents mètres,\n-- quatre fois la hauteur de la grande pyramide !... Elle la voyait\narriver enfin au terme de sa course, et les hommes s'empresser de\nmettre pied à terre !\n\nLes voilà se dispersant dans la ville souterraine, prenant l'un à\ndroite, l'autre à gauche ; les rouleurs allant à leur wagon ; les\npiqueurs, armés du pic de fer qui leur donne son nom, se dirigeant vers\nle bloc de houille qu'il s'agit d'attaquer ; les remblayeurs s'occupant\nà remplacer par des matériaux solides les trésors de charbon qui ont\nété extraits, les boiseurs établissant les charpentes qui soutiennent\nles galeries non muraillées ; les cantonniers réparant les voies,\nposant les rails ; les maçons assemblant les voûtes...\n\nUne galerie centrale part du puits et aboutit comme un large boulevard\nà un autre puits éloigné de trois ou quatre kilomètres. De là rayonnent\nà angles droits des galeries secondaires, et, sur les lignes\nparallèles, les galeries de troisième ordre. Entre ces voies se\ndressent des murailles, des piliers formés par la houille même ou par\nla roche. Tout cela régulier, carré, solide, noir !...\n\nEt dans ce dédale de rues, égales de largeur et de longueur, toute une\narmée de mineurs demi-nus s'agitant, causant, travaillant à la lueur de\nleurs lampes de sûreté !...\n\nVoilà ce que dame Bauer se représentait souvent, quand elle était\nseule, songeuse, au coin de son feu.\n\nDans cet entrecroisement de galeries, elle en voyait une surtout, une\nqu'elle connaissait mieux que les autres, dont son petit Carl ouvrait\net refermait la porte.\n\nLe soir venu, la bordée de jour remontait pour être remplacée par la\nbordée de nuit. Mais son garçon, à elle, ne reprenait pas place dans la\nbenne. Il se rendait à l'écurie, il retrouvait son cher Blair-Athol, il\nlui servait son souper d'avoine et sa provision de foin ; puis il\nmangeait à son tour le petit dîner froid qu'on lui descendait de\nlà-haut, jouait un instant avec son gros rat, immobile à ses pieds,\navec ses deux chauves- souris voletant lourdement autour de lui, et\ns'endormait sur la litière de paille.\n\nComme elle savait bien tout cela, dame Bauer, et comme elle comprenait\nà demi-mot tous les détails que lui donnait Carl !\n\n<< Savez-vous, mère, ce que m'a dit hier M. l'ingénieur Maulesmulhe ?\nIl a dit que, si je répondais bien sur les questions d'arithmétique\nqu'il me posera un de ces jours, il me prendrait pour tenir la chaîne\nd'arpentage, quand il lève des plans dans la mine avec sa boussole. Il\nparaît qu'on va percer une galerie pour aller rejoindre le puits Weber,\net il aura fort à faire pour tomber juste !\n\n-- Vraiment ! s'écriait dame Bauer enchantée, M. l'ingénieur\nMaulesmulhe a dit cela ! >>\n\nEt elle se représentait déjà son garçon tenant la chaîne, le long des\ngaleries, tandis que l'ingénieur, carnet en main, relevait les\nchiffres, et, l'oeil fixé sur la boussole, déterminait la direction de\nla percée.\n\n<< Malheureusement, reprit Carl, je n'ai personne pour m'expliquer ce\nque je ne comprends pas dans mon arithmétique, et j'ai bien peur de mal\nrépondre ! >>\n\nIci, Marcel, qui fumait silencieusement au coin du feu, comme sa\nqualité de pensionnaire de la maison lui en donnait le droit, se mêla\nde la conversation pour dire à l'enfant :\n\n<< Si tu veux m'indiquer ce qui t'embarrasse, je pourrai peut-être te\nl'expliquer.\n\n-- Vous ? fit dame Bauer avec quelque incrédulité.\n\n-- Sans doute, répondit Marcel. Croyez-vous que je n'apprenne rien aux\ncours du soir, où je vais régulièrement après souper ? Le maître est\ntrès content de moi et dit que je pourrais servir de moniteur ! >>\n\nCes principes posés, Marcel alla prendre dans sa chambre un cahier de\npapier blanc, s'installa auprès du petit garçon, lui demanda ce qui\nl'arrêtait dans son problème et le lui expliqua avec tant de clarté,\nque Carl, émerveillé, n'y trouva plus la moindre difficulté.\n\nA dater de ce jour, dame Bauer eut plus de considération pour son\npensionnaire, et Marcel se prit d'affection pour son petit camarade.\n\nDu reste il se montrait lui-même un ouvrier exemplaire et n'avait pas\ntardé à être promu d'abord à la seconde, puis à la première classe.\nTous les matins, à sept heures, il était à la porte 0. Tous les soirs,\naprès son souper, il se rendait au cours professé par l'ingénieur\nTrubner. Géométrie, algèbre, dessin de figures et de machines, il\nabordait tout avec une égale ardeur, et ses progrès étaient si rapides,\nque le maître en fut vivement frappé. Deux mois après être entré à\nl'usine Schultze, le jeune ouvrier était déjà noté comme une des\nintelligences les plus ouvertes, non seulement du secteur 0, mais de\ntoute la Cité de l'Acier. Un rapport de son chef immédiat, expédié à la\nfin du trimestre, portait cette mention formelle :\n\n<< Schwartz (Johann), 26 ans, ouvrier fondeur de première classe. Je\ndois signaler ce sujet à l'administration centrale, comme tout à fait\n\"hors ligne\" sous le triple rapport des connaissances théoriques, de\nl'habileté pratique et de l'esprit d'invention le plus caractérisé. >>\n\nIl fallut néanmoins une circonstance extraordinaire pour achever\nd'appeler sur Marcel l'attention de ses chefs. Cette circonstance ne\nmanqua pas de se produire, comme il arrive toujours tôt ou tard :\nmalheureusement, ce fut dans les conditions les plus tragiques.\n\nUn dimanche matin, Marcel, assez étonné d'entendre sonner dix heures\nsans que son petit ami Carl eût paru, descendit demander à dame Bauer\nsi elle savait la cause de ce retard. Il la trouva très inquiète. Carl\naurait dû être au logis depuis deux heures au moins. Voyant son\nanxiété, Marcel s'offrit d'aller aux nouvelles, et partit dans la\ndirection du puits Albrecht.\n\nEn route, il rencontra plusieurs mineurs, et ne manqua pas de leur\ndemander s'ils avaient vu le petit garçon ; puis, après avoir reçu une\nréponse négative et avoir échangé avec eux ce _Glück auf !_ (<< Bonne\nsortie ! >>) qui est le salut des houilleurs allemands, Marcel\npoursuivit sa promenade.\n\nIl arriva ainsi vers onze heures au puits Albrecht. L'aspect n'en était\npas tumultueux et animé comme il l'est dans la semaine. C'est à peine\nsi une jeune << modiste >> -- c'est le nom que les mineurs donnent\ngaiement et par antiphrase aux trieuses de charbon --, était en train\nde bavarder avec le marqueur, que son devoir retenait, même en ce jour\nférié, à la gueule du puits.\n\n<< Avez-vous vu sortir le petit Carl Bauer, numéro 41902 ? >> demanda\nMarcel à ce fonctionnaire.\n\nL'homme consulta sa liste et secoua la tête.\n\n<< Est-ce qu'il y a une autre sortie de la mine ?\n\n-- Non, c'est la seule, répondit le marqueur. La \"fendue\", qui doit\naffleurer au nord, n'est pas encore achevée.\n\n-- Alors, le garçon est en bas ?\n\n-- Nécessairement, et c'est en effet extraordinaire, puisque, le\ndimanche, les cinq gardiens spéciaux doivent seuls y rester.\n\n-- Puis-je descendre pour m'informer ?...\n\n-- Pas sans permission.\n\n-- Il peut y avoir eu un accident, dit alors la modiste.\n\n-- Pas d'accident possible le dimanche !\n\n-- Mais enfin, reprit Marcel, il faut que je sache ce qu'est devenu cet\nenfant !\n\n-- Adressez-vous au contremaître de la machine, dans ce bureau... si\ntoutefois il s'y trouve... >>\n\nLe contremaître, en grand costume du dimanche, avec un col de chemise\naussi raide que du fer-blanc, s'était heureusement attardé à ses\ncomptes. En homme intelligent et humain, il partagea tout de suite\nl'inquiétude de Marcel.\n\n<< Nous allons voir ce qu'il en est >>, dit-il.\n\nEt, donnant l'ordre au mécanicien de service de se tenir prêt à filer\ndu câble, il se disposa à descendre dans la mine avec le jeune ouvrier.\n\n<< N'avez-vous pas des appareils Galibert ? demanda celui-ci. Ils\npourraient devenir utiles...\n\n-- Vous avez raison. On ne sait jamais ce qui se passe au fond du trou.\n>>\n\nLe contremaître prit dans une armoire deux réservoirs en zinc, pareils\naux fontaines que les marchands de << coco >> portent à Paris sur le\ndos. Ce sont des caisses à air comprimé, mises en communication avec\nles lèvres par deux tubes de caoutchouc dont l'embouchure de corne se\nplace entre les dents. On les remplit à l'aide de soufflets spéciaux,\nconstruits de manière à se vider complètement. Le nez serré dans une\npince de bois, on peut ainsi, muni d'une provision d'air, pénétrer\nimpunément dans l'atmosphère la plus irrespirable.\n\nLes préparatifs achevés, le contremaître et Marcel s'accrochèrent à la\nbenne, le câble fila sur les poulies et la descente commença. Eclairés\npar deux petites lampes électriques, tous deux causaient en s'enfonçant\ndans les profondeurs de la terre.\n\n<< Pour un homme qui n'est pas de la partie vous n'avez pas froid aux\nyeux, disait le contremaître. J'ai vu des gens ne pas pouvoir se\ndécider à descendre ou rester accroupis comme des lapins au fond de la\nbenne !\n\n-- Vraiment ? répondit Marcel. Cela ne me fait rien du tout. Il est\nvrai que je suis descendu deux ou trois fois dans les houillères. >>\n\nOn fut bientôt au fond du puits. Un gardien, qui se trouvait au rond-\npoint d'arrivée, n'avait point vu le petit Carl.\n\nOn se dirigea vers l'écurie. Les chevaux y étaient seuls et\nparaissaient même s'ennuyer de tout leur coeur. Telle est du moins la\nconclusion qu'il était permis de tirer du hennissement de bienvenue par\nlequel Blair-Athol salua ces trois figures humaines. A un clou était\npendu le sac de toile de Carl, et dans un petit coin, à côté d'une\nétrille, son livre d'arithmétique.\n\nMarcel fit aussitôt remarquer que sa lanterne n'était plus là, nouvelle\npreuve que l'enfant devait être dans la mine.\n\n<< Il peut avoir été pris dans un éboulement, dit le contremaître, mais\nc'est peu probable ! Qu'aurait-il été faire dans les galeries\nd'exploitation, un dimanche ?\n\n-- Oh ! peut-être a-t-il été chercher des insectes avant de sortir !\nrépondit le gardien. C'est une vraie passion chez lui ! >>\n\nLe garçon de l'écurie, qui arriva sur ces entrefaites, confirma cette\nsupposition. Il avait vu Carl partir avant sept heures avec sa lanterne.\n\nIl ne restait donc plus qu'à commencer des recherches régulières. On\nappela à coups de sifflet les autres gardiens, on se partagea la\nbesogne sur un grand plan de la mine, et chacun, muni de sa lampe,\ncommença l'exploration des galeries de second et de troisième ordre qui\nlui avaient été dévolues.\n\nEn deux heures, toutes les régions de la houillère avaient été passées\nen revue, et les sept hommes se retrouvaient au rond-point. Nulle part,\nil n'y avait la moindre trace d'éboulement, mais nulle part non plus la\nmoindre trace de Carl. Le contremaître, peut-être influencé par un\nappétit grandissant, inclinait vers l'opinion que l'enfant pouvait\navoir passé inaperçu et se trouver tout simplement à la maison ; mais\nMarcel, convaincu du contraire, insista pour faire de nouvelles\nrecherches.\n\n<< Qu'est-ce que cela ? dit-il en montrant sur le plan une région\npointillée, qui ressemblait, au milieu de la précision des détails\navoisinants, à ces _terrae ignotae_ que les géographes marquent aux\nconfins des continents arctiques.\n\n-- C'est la zone provisoirement abandonnée, à cause de l'amincissement\nde la couche exploitable, répondit le contremaître.\n\n-- Il y a une zone abandonnée ?... Alors c'est là qu'il faut chercher !\n>> reprit Marcel avec une autorité que les autres hommes subirent.\n\nIls ne tardèrent pas à atteindre l'orifice de galeries qui devaient, en\neffet, à en juger par l'aspect gluant et moisi de leurs parois, avoir\nété délaissées depuis plusieurs années. Ils les suivaient déjà depuis\nquelque temps sans rien découvrir de suspect, lorsque Marcel, les\narrêtant, leur dit :\n\n<< Est-ce que vous ne vous sentez pas alourdis et pris de maux de tête ?\n\n-- Tiens ! c'est vrai ! répondirent ses compagnons.\n\n-- Pour moi, reprit Marcel, il y a un instant que je me sens à demi\nétourdi. Il y a sûrement ici de l'acide carbonique !... Voulez-vous me\npermettre d'enflammer une allumette ? demanda-t-il au contremaître.\n\n-- Allumez, mon garçon, ne vous gênez pas. >>\n\nMarcel tira de sa poche une petite boîte de fumeur, frotta une\nallumette, et, se baissant, approcha de terre la petite flamme. Elle\ns'éteignit aussitôt.\n\n<< J'en étais sûr... dit-il. Le gaz, étant plus lourd que l'air, se\nmaintient au ras du sol... Il ne faut pas rester ici -- je parle de\nceux qui n'ont pas d'appareils Galibert. Si vous voulez, maître, nous\npoursuivrons seuls la recherche. >>\n\nLes choses ainsi convenues, Marcel et le contremaître prirent chacun\nentre leurs dents l'embouchure de leur caisse à air, placèrent la pince\nsur leurs narines et s'enfoncèrent dans une succession de vieilles\ngaleries.\n\nUn quart d'heure plus tard, ils en ressortaient pour renouveler l'air\ndes réservoirs ; puis, cette opération accomplie, ils repartaient.\n\nA la troisième reprise, leurs efforts furent enfin couronnés de succès.\nUne petite lueur bleuâtre, celle d'une lampe électrique, se montra au\nloin dans l'ombre. Ils y coururent...\n\nAu pied de la muraille humide, gisait, immobile et déjà froid, le\npauvre petit Carl. Ses lèvres bleues, sa face injectée, son pouls muet,\ndisaient, avec son attitude, ce qui s'était passé.\n\nIl avait voulu ramasser quelque chose à terre, il s'était baissé et\navait été littéralement noyé dans le gaz acide carbonique.\n\nTous les efforts furent inutiles pour le rappeler à la vie. La mort\nremontait déjà à quatre ou cinq heures. Le lendemain soir, il y avait\nune petite tombe de plus dans le cimetière neuf de Stahlstadt, et dame\nBauer, la pauvre femme, était veuve de son enfant comme elle l'était de\nson mari.\n\nVII LE BLOC CENTRAL\n\nUn rapport lumineux du docteur Echternach, médecin en chef de la\nsection du puits Albrecht, avait établi que la mort de Carl Bauer, n°\n41902, âgé de treize ans, << trappeur >> à la galerie 228, était due à\nl'asphyxie résultant de l'absorption par les organes respiratoires\nd'une forte proportion d'acide carbonique.\n\nUn autre rapport non moins lumineux de l'ingénieur Maulesmulhe avait\nexposé la nécessité de comprendre dans un système d'aération la zone B\ndu plan XIV, dont les galeries laissaient transpirer du gaz délétère\npar une sorte de distillation lente et insensible.\n\nEnfin, une note du même fonctionnaire signalait à l'autorité compétente\nle dévouement du contremaître Rayer et du fondeur de première classe\nJohann Schwartz.\n\nHuit à dix jours plus tard, le jeune ouvrier, en arrivant pour prendre\nson jeton de présence dans la loge du concierge, trouva au clou un\nordre imprimé à son adresse :\n\n<< Le nommé Schwartz se présentera aujourd'hui à dix heures au bureau\ndu directeur général. Bloc central, porte et route A. Tenue\nd'extérieur. >>\n\n<< Enfin !... pensa Marcel. Ils y ont mis le temps, mais ils y viennent\n! >>\n\nIl avait maintenant acquis, dans ses causeries avec ses camarades et\ndans ses promenades du dimanche autour de Stahlstadt, une connaissance\nde l'organisation générale de la cité suffisante pour savoir que\nl'autorisation de pénétrer dans le Bloc central ne courait pas les\nrues. De véritables légendes s'étaient répandues à cet égard. On disait\nque des indiscrets, ayant voulu s'introduire par surprise dans cette\nenceinte réservée, n'avaient plus reparu ; que les ouvriers et employés\ny étaient soumis, avant leur admission, à toute une série de cérémonies\nmaçonniques, obligés de s'engager sous les serments les plus solennels\nà ne rien révéler de ce qui se passait, et impitoyablement punis de\nmort par un tribunal secret s'ils violaient leur serment... Un chemin\nde fer souterrain mettait ce sanctuaire en communication avec la ligne\nde ceinture... Des trains de nuit y amenaient des visiteurs inconnus...\nIl s'y tenait parfois des conseils suprêmes où des personnages\nmystérieux venaient s'asseoir et participer aux délibérations...\n\nSans ajouter plus de foi qu'il ne fallait à tous ces récits Marcel\nsavait qu'ils étaient, en somme, l'expression populaire d'un fait\nparfaitement réel : l'extrême difficulté qu'il y avait à pénétrer dans\nla division centrale. De tous les ouvriers qu'il connaissait -- et il\navait des amis parmi les mineurs de fer comme parmi les charbonniers,\nparmi les affineurs comme parmi les employés des hauts fourneaux, parmi\nles brigadiers et les charpentiers comme parmi les forgerons --, pas un\nseul n'avait jamais franchi la porte A.\n\nC'est donc avec un sentiment de curiosité profonde et de plaisir intime\nqu'il s'y présenta à l'heure indiquée. Il put bientôt s'assurer que les\nprécautions étaient des plus sévères.\n\nEt d'abord, Marcel était attendu. Deux hommes revêtus d'un uniforme\ngris, sabre au côté et revolver à la ceinture, se trouvaient dans la\nloge du concierge. Cette loge, comme celle de la soeur tourière d'un\ncouvent cloîtré, avait deux portes, l'une à l'extérieur, l'autre\nintérieure, qui ne s'ouvraient jamais en même temps.\n\nLe laissez-passer examiné et visé, Marcel se vit, sans manifester\naucune surprise, présenter un mouchoir blanc, avec lequel les deux\nacolytes en uniforme lui bandèrent soigneusement les yeux.\n\nLe prenant ensuite sous les bras, ils se mirent en marche avec lui sans\nmot dire.\n\nAu bout de deux à trois mille pas, on monta un escalier, une porte\ns'ouvrit et se referma, et Marcel fut autorisé à retirer son bandeau.\n\nIl se trouvait alors dans une salle très simple, meublée de quelques\nchaises, d'un tableau noir et d'une large planche à épures, garnie de\ntous les instruments nécessaires au dessin linéaire. Le jour venait par\nde hautes fenêtres à vitres dépolies.\n\nPresque aussitôt, deux personnages de tournure universitaire entrèrent\ndans la salle.\n\n<< Vous êtes signalé comme un sujet distingué, dit l'un d'eux. Nous\nallons vous examiner et voir s'il y a lieu de vous admettre à la\ndivision des modèles. Etes-vous disposé à répondre à nos questions ? >>\n\nMarcel se déclara modestement prêt à l'épreuve.\n\nLes deux examinateurs lui posèrent alors successivement des questions\nsur la chimie, sur la géométrie et sur l'algèbre. Le jeune ouvrier les\nsatisfit en tous points par la clarté et la précision de ses réponses.\nLes figures qu'il traçait à la craie sur le tableau étaient nettes,\naisées, élégantes. Ses équations s'alignaient menues et serrées, en\nrangs égaux comme les lignes d'un régiment d'élite. Une de ses\ndémonstrations même fut si remarquable et si nouvelle pour ses juges,\nqu'ils lui en exprimèrent leur étonnement en lui demandant où il\nl'avait apprise.\n\n<< A Schaffouse, mon pays, à l'école primaire.\n\n-- Vous paraissez bon dessinateur ?\n\n-- C'était ma meilleure partie.\n\n-- L'éducation qui se donne en Suisse est décidément bien remarquable !\ndit l'un des examinateurs à l'autre... Nous allons vous laisser deux\nheures pour exécuter ce dessin, reprit-il, en remettant au candidat une\ncoupe de machine à vapeur, assez compliquée. Si vous vous en acquittez\nbien, vous serez admis avec la mention : _Parfaitement satisfaisant et\nhors ligne_... >>\n\nMarcel, resté seul, se mit à l'ouvrage avec ardeur.\n\nQuand ses juges rentrèrent, à l'expiration du délai de rigueur, ils\nfurent si émerveillés de son épure, qu'ils ajoutèrent à la mention\npromise : _Nous n'avons pas un autre dessinateur de talent égal_.\n\nLe jeune ouvrier fut alors ressaisi par les acolytes gris, et, avec le\nmême cérémonial, c'est-à-dire les yeux bandés, conduit au bureau du\ndirecteur général.\n\n<< Vous êtes présenté pour l'un des ateliers de dessin à la division\ndes modèles, lui dit ce personnage. Etes-vous disposé à vous soumettre\naux conditions du règlement ?\n\n-- Je ne les connais pas, dit Marcel, mais je présume qu'elles sont\nacceptables.\n\n-- Les voici : 1° Vous êtes astreint, pour toute la durée de votre\nengagement, à résider dans la division même. Vous ne pouvez en sortir\nque sur autorisation spéciale et tout à fait exceptionnelle. -- 2° Vous\nêtes soumis au régime militaire, et vous devez obéissance absolue, sous\nles peines militaires, à vos supérieurs. Par contre, vous êtes assimilé\naux sous-officiers d'une armée active, et vous pouvez, par un\navancement régulier, vous élever aux plus hauts grades. -- 3° Vous vous\nengagez par serment à ne jamais révéler à personne ce que vous voyez\ndans la partie de la division où vous avez accès. -- 4° Votre\ncorrespondance est ouverte par vos chefs hiérarchiques, à la sortie\ncomme à la rentrée, et doit être limitée à votre famille. >>\n\n<< Bref, je suis en prison >>, pensa Marcel.\n\nPuis, il répondit très simplement :\n\n<< Ces conditions me paraissent justes et je suis prêt à m'y soumettre.\n\n-- Bien. Levez la main... Prêtez serment... Vous êtes nommé dessinateur\nau 4e atelier... Un logement vous sera assigné, et, pour les repas,\nvous avez ici une cantine de premier ordre... Vous n'avez pas vos\neffets avec vous ?\n\n-- Non, monsieur. Ignorant ce qu'on me voulait, je les ai laissés chez\nmon hôtesse.\n\n-- On ira vous les chercher, car vous ne devez plus sortir de la\ndivision. >>\n\n<< J'ai bien fait, pensa Marcel, d'écrire mes notes en langage chiffré\n! On n'aurait eu qu'à les trouver !... >>\n\nAvant la fin du jour, Marcel était établi dans une jolie chambrette, au\nquatrième étage d'un bâtiment ouvert sur une vaste cour, et il avait pu\nprendre une première idée de sa vie nouvelle.\n\nElle ne paraissait pas devoir être aussi triste qu'il l'aurait cru\nd'abord. Ses camarades -- il fit leur connaissance au restaurant --\nétaient en général calmes et doux, comme tous les hommes de travail.\nPour essayer de s'égayer un peu, car la gaieté manquait à cette vie\nautomatique, plusieurs d'entre eux avaient formé un orchestre et\nfaisaient tous les soirs d'assez bonne musique. Une bibliothèque, un\nsalon de lecture offraient à l'esprit de précieuses ressources au point\nde vue scientifique, pendant les rares heures de loisir. Des cours\nspéciaux, faits par des professeurs de premier mérite, étaient\nobligatoires pour tous les employés, soumis en outre à des examens et à\ndes concours fréquents. Mais la liberté, l'air manquaient dans cet\nétroit milieu. C'était le collège avec beaucoup de sévérités en plus et\nà l'usage d'hommes faits. L'atmosphère ambiante ne laissait donc pas de\npeser sur ces esprits, si façonnés qu'ils fussent à une discipline de\nfer.\n\nL'hiver s'acheva dans ces travaux, auxquels Marcel s'était donné corps\net âme. Son assiduité, la perfection de ses dessins, les progrès\nextraordinaires de son instruction, signalés unanimement par tous les\nmaîtres et tous les examinateurs, lui avaient fait en peu de temps, au\nmilieu de ces hommes laborieux, une célébrité relative. Du consentement\ngénéral, il était le dessinateur le plus habile, le plus ingénieux, le\nplus fécond en ressources. Y avait-il une difficulté ? C'est à lui\nqu'on recourait. Les chefs eux-mêmes s'adressaient à son expérience\navec le respect que le mérite arrache toujours à la jalousie la plus\nmarquée. Mais si le jeune homme avait compté, en arrivant au coeur de\nla division des modèles, en pénétrer les secrets intimes, il était loin\nde compte.\n\nSa vie était enfermée dans une grille de fer de trois cents mètres de\ndiamètre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il était\nattaché. Intellectuellement, son activité pouvait et devait s'étendre\naux branches les plus lointaines de l'industrie métallurgique. En\npratique, elle était limitée à des dessins de machines à vapeur. Il en\nconstruisait de toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes\nsortes d'industries et d'usages, pour des navires de guerre et pour des\npresses à imprimer ; mais il ne sortait pas de cette spécialité. La\ndivision du travail poussée à son extrême limite l'enserrait dans son\nétau.\n\nAprès quatre mois passés dans la section A, Marcel n'en savait pas plus\nsur l'ensemble des oeuvres de la Cité de l'Acier qu'avant d'y entrer.\nTout au plus avait-il rassemblé quelques renseignements généraux sur\nl'organisation dont il n'était -- malgré ses mérites -- qu'un rouage\npresque infime. Il savait que le centre de la toile d'araignée figurée\npar Stahlstadt était la Tour du Taureau, sorte de construction\ncyclopéenne, qui dominait tous les bâtiments voisins. Il avait appris\naussi, toujours par les récits légendaires de la cantine, que\nl'habitation personnelle de Herr Schultze se trouvait à la base de\ncette tour, et que le fameux cabinet secret en occupait le centre. On\najoutait que cette salle voûtée, garantie contre tout danger d incendie\net blindée intérieurement comme un monitor l'est à l'extérieur, était\nfermée par un système de portes d'acier à serrures mitrailleuses,\ndignes de la banque la plus soupçonneuse. L'opinion générale était\nd'ailleurs que Herr Schultze travaillait à l'achèvement d'un engin de\nguerre terrible, d'un effet sans précédent et destiné à assurer bientôt\nà l'Allemagne la domination universelle\n\nPour achever de percer le mystère, Marcel avait vainement roulé dans sa\ntête les plans les plus audacieux d'escalade et de déguisement. Il\navait dû s'avouer qu'ils n'avaient rien de praticable. Ces lignes de\nmurailles sombres et massives, éclairées la nuit par des flots de\nlumière, gardées par des sentinelles éprouvées, opposeraient toujours à\nses efforts un obstacle infranchissable. Parvint-il même à les forcer\nsur un point, que verrait-il ? Des détails, toujours des détails ;\nJamais un ensemble !\n\nN'importe. Il s'était juré de ne pas céder ; il ne céderait pas. S'il\nfallait dix ans de stage, il attendrait dix ans. Mais l'heure sonnerait\noù ce secret deviendrait le sien ! Il le fallait. France-Ville\nprospérait alors, cité heureuse, dont les institutions bienfaisantes\nfavorisaient tous et chacun en montrant un horizon nouveau aux peuples\ndécouragés Marcel ne doutait pas qu'en face d'un pareil succès de la\nrace latine,. Schultze ne fût plus que jamais résolu à accomplir ses\nmenaces. La Cité de l'Acier elle-même et les travaux qu'elle avait pour\nbut en étaient une preuve.\n\nPlusieurs mois s'écoulèrent ainsi.\n\nUn jour, en mars, Marcel venait, pour la millième fois, de se\nrenouveler à lui-même ce serment d'Annibal, lorsqu'un des acolytes gris\nl'informa que le directeur général avait à lui parler.\n\n<< Je reçois de Herr Schultze, lui dit ce haut fonctionnaire, l'ordre\nde lui envoyer notre meilleur dessinateur. C'est vous. Veuillez faire\nvos paquets pour passer au cercle interne. Vous êtes promu au grade de\nlieutenant. >>\n\nAinsi, au moment même où il désespérait presque du succès, l'effet\nlogique et naturel d'un travail héroïque lui procurait cette admission\ntant désirée ! Marcel en fut si pénétré de joie, qu'il ne put contenir\nl'expression de ce sentiment sur sa physionomie.\n\n<< Je suis heureux d'avoir à vous annoncer une si bonne nouvelle,\nreprit le directeur, et je ne puis que vous engager a persister dans la\nvoie que vous suivez si courageusement. L'avenir le plus brillant vous\nest offert. Allez, monsieur. >>\n\nEnfin, Marcel, après une si longue épreuve, entrevoyait le but qu'il\ns'était juré d'atteindre !\n\nEntasser dans sa valise tous ses vêtements, suivre les hommes gris,\nfranchir enfin cette dernière enceinte dont l'entrée unique, ouverte\nsur la route A, aurait pu si longtemps encore lui rester interdite,\ntout cela fut l'affaire de quelques minutes pour Marcel.\n\nIl était au pied de cette inaccessible Tour du Taureau dont il n'avait\nencore aperçu que la tête sourcilleuse perdue au loin dans les nuages.\n\nLe spectacle qui s'étendait devant lui était assurément des plus\nimprévus. Qu'on imagine un homme transporté subitement, sans\ntransition, du milieu d'un atelier européen, bruyant et banal, au fond\nd'une forêt vierge de la zone torride. Telle était la surprise qui\nattendait Marcel au centre de Stahlstadt.\n\nEncore une forêt vierge gagne-t-elle beaucoup a être vu à travers les\ndescriptions des grands écrivains, tandis que le parc de Herr Schultze\nétait le mieux peigné des Jardins d'agrément. Les palmiers les plus\nélancés, les bananiers les plus touffus, les cactus les plus obèses en\nformaient les massifs. Des lianes s'enroulaient élégamment aux grêles\neucalyptus, se drapaient en festons verts ou retombaient en chevelures\nopulentes. Les plantes grasses les plus invraisemblables fleurissaient\nen pleine terre. Les ananas et les goyaves mûrissaient auprès des\noranges. Les colibris et les oiseaux de paradis étalaient en plein air\nles richesses de leur plumage. Enfin, la température même était aussi\ntropicale que la végétation.\n\nMarcel cherchait des yeux les vitrages et les calorifères qui\nproduisaient ce miracle, et, étonné de ne voir que le ciel bleu, il\nresta un instant stupéfait.\n\nPuis, il se rappela qu'il y avait non loin de là une houillère en\ncombustion permanente, et il comprit que Herr Schultze avait\ningénieusement utilisé ces trésors de chaleur souterraine pour se faire\nservir par des tuyaux métalliques une température constante de serre\nchaude.\n\nMais cette explication, que se donna la raison du jeune Alsacien,\nn'empêcha pas ses yeux d'être éblouis et charmés du vert des pelouses,\net ses narines d'aspirer avec ravissement les arômes qui emplissaient\nl'atmosphère. Après six mois passés sans voir un brin d'herbe, il\nprenait sa revanche. Une allée sablée le conduisit par une pente\ninsensible au pied d'un beau degré de marbre, dominé par une\nmajestueuse colonnade. En arrière se dressait la masse énorme d'un\ngrand bâtiment carré qui était comme le piédestal de la Tour du\nTaureau. Sous le péristyle, Marcel aperçut sept à huit valets en livrée\nrouge, un suisse à tricorne et hallebarde ; il remarqua entre les\ncolonnes de riches candélabres de bronze, et, comme il montait le\ndegré, un léger grondement lui révéla que le chemin de fer souterrain\npassait sous ses pieds.\n\nMarcel se nomma et fut aussitôt admis dans un vestibule qui était un\nvéritable musée de sculpture. Sans avoir le temps de s'y arrêter, il\ntraversa un salon rouge et or, puis un salon noir et or, et arriva à un\nsalon jaune et or où le valet de pied le laissa seul cinq minutes.\nEnfin, il fut introduit dans un splendide cabinet de travail vert et or.\n\nHerr Schultze en personne, fumant une longue pipe de terre à côté d'une\nchope de bière, faisait au milieu de ce luxe l'effet d'une tache de\nboue sur une botte vernie.\n\nSans se lever, sans même tourner la tête, le Roi de l'Acier dit\nfroidement et simplement :\n\n<< Vous êtes le dessinateur\n\n-- Oui, monsieur.\n\n-- J'ai vu de vos épures. Elles sont très bien. Mais vous ne savez donc\nfaire que des machines à vapeur ?\n\n-- On ne m'a jamais demandé autre chose.\n\n-- Connaissez-vous un peu la partie de la balistique ?\n\n-- Je l'ai étudiée à mes moments perdus et pour mon plaisir. >>\n\nCette réponse alla au coeur de Herr Schultze. Il daigna regarder alors\nson employé.\n\n<< Ainsi, vous vous chargez de dessiner un canon avec moi ?... Nous\nverrons un peu comment vous vous en tirerez !... Ah ! vous aurez de la\npeine à remplacer cet imbécile de Sohne, qui s'est tué ce matin en\nmaniant un sachet de dynamite !... L'animal aurait pu nous faire sauter\ntous ! >>\n\nIl faut bien l'avouer ; ce manque d'égards ne semblait pas trop\nrévoltant dans la bouche de Herr Schultze !\n\nVIII LA CAVERNE DU DRAGON\n\nLe lecteur qui a suivi les progrès de la fortune du jeune Alsacien ne\nsera probablement pas surpris de le trouver parfaitement établi, au\nbout de quelques semaines, dans la familiarité de Herr Schultze. Tous\ndeux étaient devenus inséparables. Travaux, repas, promenades dans le\nparc, longues pipes fumées sur des mooss de bière -- ils prenaient tout\nen commun. Jamais l'ex-professeur d'Iéna n'avait rencontré un\ncollaborateur qui fût aussi bien selon son coeur, qui le comprît pour\nainsi dire à demi-mot, qui sût utiliser aussi rapidement ses données\nthéoriques.\n\nMarcel n'était pas seulement d'un mérite transcendant dans toutes les\nbranches du métier, c'était aussi le plus charmant compagnon, le\ntravailleur le plus assidu, l'inventeur le plus modestement fécond.\n\nHerr Schultze était ravi de lui. Dix fois par jour, il se disait in\npetto :\n\n<< Quelle trouvaille ! Quelle perle que ce garçon ! >> La vérité est\nque Marcel avait pénétré du premier coup d'oeil le caractère de son\nterrible patron. Il avait vu que sa faculté maîtresse était un égoïsme\nimmense, omnivore, manifesté au-dehors par une vanité féroce, et il\ns'était religieusement attaché à régler là-dessus sa conduite de tous\nles instants.\n\nEn peu de jours, le jeune Alsacien avait si bien appris le doigté\nspécial de ce clavier, qu'il était arrivé à jouer du Schultze comme on\njoue du piano. Sa tactique consistait simplement à montrer autant que\npossible son propre mérite, mais de manière à laisser toujours à\nl'autre une occasion de rétablir sa supériorité sur lui. Par exemple,\nachevait-il un dessin, il le faisait parfait -- moins un défaut facile\nà voir comme à corriger, et que l'ex-professeur signalait aussitôt avec\nexaltation.\n\nAvait-il une idée théorique, il cherchait à la faire naître dans la\nconversation, de telle sorte que Herr Schultze pût croire l'avoir\ntrouvée. Quelquefois même il allait plus loin, disant par exemple :\n\n<< J'ai tracé le plan de ce navire à éperon détachable, que vous m'avez\ndemandé.\n\n-- Moi ? répondait Herr Schultze, qui n'avait jamais songé à pareille\nchose.\n\n-- Mais oui ! Vous l'avez donc oublié ?... Un éperon détachable,\nlaissant dans le flanc de l'ennemi une torpille en fuseau, qui éclate\naprès un intervalle de trois minutes !\n\n-- Je n'en avais plus aucun souvenir. J'ai tant d'idées en tête ! >>\n\nEt Herr Schultze empochait consciencieusement la paternité de la\nnouvelle invention.\n\nPeut-être, après tout, n'était-il qu'à demi dupe de cette manoeuvre. Au\nfond, il est probable qu'il sentait Marcel plus fort que lui. Mais, par\nune de ces mystérieuses fermentations qui s'opèrent dans les cervelles\nhumaines, il en arrivait aisément à se contenter de << paraître >>\nsupérieur, et surtout de faire illusion à son subordonné.\n\n<< Est-il bête, avec tout son esprit, ce mâtin-là ! >> se disait il\nparfois en découvrant silencieusement dans un rire muet les trente-deux\n<< dominos >> de sa mâchoire.\n\nD'ailleurs, sa vanité avait bientôt trouvé une échelle de compensation.\nLui seul au monde pouvait réaliser ces sortes de rêves industriels !...\nCes rêves n'avaient de valeur que par lui et pour lui !... Marcel, au\nbout du compte, n'était qu'un des rouages de l'organisme que lui,\nSchultze, avait su créer, etc.\n\nAvec tout cela, il ne se déboutonnait pas, comme on dit. Après cinq\nmois de séjour à la Tour du Taureau, Marcel n'en savait pas beaucoup\nplus sur les mystères du Bloc central. A la vérité, ses soupçons\nétaient devenus des quasi-certitudes. Il était de plus en plus\nconvaincu que Stahlstadt recelait un secret, et que Herr Schultze avait\nencore un bien autre but que celui du gain. La nature de ses\npréoccupations, celle de son industrie même rendaient infiniment\nvraisemblable l'hypothèse qu'il avait inventé quelque nouvel engin de\nguerre.\n\nMais le mot de l'énigme restait toujours obscur.\n\nMarcel en était bientôt venu à se dire qu'il ne l'obtiendrait pas sans\nune crise. Ne la voyant pas venir, il se décida à la provoquer.\n\nC'était un soir, le 5 septembre, à la fin du dîner. Un an auparavant,\njour pour jour, il avait retrouvé dans le puits Albrecht le cadavre de\nson petit ami Carl. Au loin, l'hiver si long et si rude de cette Suisse\naméricaine couvrait encore toute la campagne de son manteau blanc.\nMais, dans le parc de Stahlstadt, la température était aussi tiède\nqu'en juin, et la neige, fondue avant de toucher le sol, se déposait en\nrosée au lieu de tomber en flocons.\n\n<< Ces saucisses à la choucroute étaient délicieuses, n'est-ce pas ?\nfit remarquer Herr Schultze, que les millions de la Bégum n'avaient pas\nlassé de son mets favori.\n\n-- Délicieuses >>, répondit Marcel, qui en mangeait héroïquement tous\nles soirs, quoiqu'il eût fini par avoir ce plat en horreur.\n\nLes révoltes de son estomac achevèrent de le décider à tenter l'épreuve\nqu'il méditait.\n\n<< Je me demande même, comment les peuples qui n'ont ni saucisses, ni\nchoucroute, ni bière, peuvent tolérer l'existence ! reprit Herr\nSchultze avec un soupir.\n\n-- La vie doit être pour eux un long supplice, répondit Marcel. Ce sera\nvéritablement faire preuve d'humanité que de les réunir au Vaterland.\n\n-Eh ! eh !... cela viendra... cela viendra ! s'écria le Roi de l'Acier.\nNous voici déjà installés au coeur de l'Amérique. Laissez-nous prendre\nune île ou deux aux environs du Japon, et vous verrez quelles enjambées\nnous saurons faire autour du globe ! >>\n\nLe valet de pied avait apporté les pipes. Herr Schultze bourra la\nsienne et l'alluma. Marcel avait choisi avec préméditation ce moment\nquotidien de complète béatitude.\n\n<< Je dois dire, ajouta-t-il après un instant de silence, que je ne\ncrois pas beaucoup à cette conquête !\n\n-- Quelle conquête ? demanda Herr Schultze, qui n'était déjà plus au\nsujet de la conversation.\n\n-- La conquête du monde par les Allemands. >>\n\nL'ex-professeur pensa qu'il avait mal entendu.\n\n<< Vous ne croyez pas à la conquête du monde par les Allemands ?\n\n-- Non.\n\n-- Ah ! par exemple, voilà qui est fort !... Et je serais curieux de\nconnaître les motifs de ce doute !\n\n-- Tout simplement parce que les artilleurs français finiront par faire\nmieux et par vous enfoncer. Les Suisses, mes compatriotes, qui les\nconnaissent bien, ont pour idée fixe qu'un Français averti en vaut\ndeux. 1870 est une leçon qui se retournera contre ceux qui l'ont\ndonnée. Personne n'en doute dans mon petit pays, monsieur, et, s'il\nfaut tout vous dire, c'est l'opinion des hommes les plus forts en\nAngleterre. >>\n\nMarcel avait proféré ces mots d'un ton froid, sec et tranchant, qui\ndoubla, s'il est possible, l'effet qu'un tel blasphème, lancé de but en\nblanc, devait produire sur le Roi de l'Acier.\n\nHerr Schultze en resta suffoqué, hagard, anéanti. Le sang lui monta à\nla face avec une telle violence, que le jeune homme craignit d'être\nallé trop loin. Voyant toutefois que sa victime, après avoir failli\nétouffer de rage, n'en mourait pas sur le coup, il reprit :\n\n<< Oui, c'est fâcheux à constater, mais c'est ainsi. Si nos rivaux ne\nfont plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu'ils\nn'ont rien appris depuis la guerre ? Tandis que nous en sommes bêtement\nà augmenter le poids de nos canons, tenez pour certain qu'ils préparent\ndu nouveau et que nous nous en apercevrons à la première occasion !\n\n-- Du nouveau ! du nouveau ! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons\naussi, monsieur !\n\n-- Ah ! oui, parlons-en ! Nous refaisons en acier ce que nos\nprédécesseurs ont fait en bronze, voilà tout ! Nous doublons les\nproportions et la portée de nos pièces !\n\n-- Doublons !... riposta Herr Schultze d'un ton qui signifiait : En\nvérité ! nous faisons mieux que doubler !\n\n-- Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires.\nTenez, voulez-vous que je vous dise la vérité ? La faculté d'invention\nnous manque. Nous ne trouvons rien, et les Français trouvent, eux,\nsoyez-en sûr ! >>\n\nHerr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le\ntremblement de ses lèvres, la pâleur qui avait succédé à la rougeur\napoplectique de sa face montraient assez les sentiments qui l'agitaient.\n\nFallait-il en arriver à ce degré d'humiliation ? S'appeler Schultze,\nêtre le maître absolu de la plus grande usine et de la première\nfonderie de canons du monde entier, voir à ses pieds les rois et les\nparlements, et s'entendre dire par un petit dessinateur suisse qu'on\nmanque d'invention, qu'on est au-dessous d'un artilleur français !...\nEt cela quand on avait près de soi, derrière l'épaisseur d'un mur\nblindé, de quoi confondre mille fois ce drôle impudent, lui fermer la\nbouche, anéantir ses sots arguments ? Non, il n'était pas possible\nd'endurer un pareil supplice !\n\nHerr Schultze se leva d'un mouvement si brusque, qu'il en cassa sa\npipe. Puis, regardant Marcel d'un oeil chargé d'ironie, et, serrant les\ndents, il lui dit, ou plutôt il siffla ces mots :\n\n<< Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je\nmanque d'invention ! >>\n\nMarcel avait joué gros jeu, mais il avait gagné, grâce à la surprise\nproduite par un langage si audacieux et si inattendu, grâce à la\nviolence du dépit qu'il avait provoqué, la vanité étant plus forte chez\nl'ex-professeur que la prudence. Schultze avait soif de dévoiler son\nsecret, et, comme malgré lui, pénétrant dans son cabinet de travail,\ndont il referma la porte avec soin, il marcha droit à sa bibliothèque\net en toucha un des panneaux. Aussitôt, une ouverture, masquée par des\nrangées de livres, apparut dans la muraille. C'était l'entrée d'un\npassage étroit qui conduisait, par un escalier de pierre, jusqu'au pied\nmême de la Tour du Taureau.\n\nLà, une porte de chêne fut ouverte à l'aide d'une petite clef qui ne\nquittait jamais le patron du lieu. Une seconde porte apparut, fermée\npar un cadenas syllabique, du genre de ceux qui servent pour les\ncoffres-forts. Herr Schultze forma le mot et ouvrit le lourd battant de\nfer, qui était intérieurement armé d'un appareil compliqué d'engins\nexplosibles, que Marcel, sans doute par curiosité professionnelle,\naurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui en laissa pas le\ntemps.\n\nTous deux se trouvaient alors devant une troisième porte, sans serrure\napparente, qui s'ouvrit sur une simple poussée, opérée, bien entendu,\nselon des règles déterminées.\n\nCe triple retranchement franchi, Herr Schultze et son compagnon eurent\nà gravir les deux cents marches d'un escalier de fer, et ils arrivèrent\nau sommet de la Tour du Taureau, qui dominait toute la cité de\nStahlstadt.\n\nSur cette tour de granit, dont la solidité était à toute épreuve,\ns'arrondissait une sorte de casemate, percée de plusieurs embrasures.\nAu centre de la casemate s'allongeait un canon d'acier.\n\n<< Voilà ! >> dit le professeur, qui n'avait pas soufflé mot depuis le\ntrajet.\n\nC'était la plus grosse pièce de siège que Marcel eût jamais vue. Elle\ndevait peser au moins trois cent mille kilogrammes, et se chargeait par\nla culasse. Le diamètre de sa bouche mesurait un mètre et demi. Montée\nsur un affût d'acier et roulant sur des rubans de même métal, elle\naurait pu être manoeuvrée par un enfant, tant les mouvements en étaient\nrendus faciles par un système de roues dentées. Un ressort\ncompensateur, établi en arrière de l'affût, avait pour effet d'annuler\nle recul ou du moins de produire une réaction rigoureusement égale, et\nde replacer automatiquement la pièce, après chaque coup, dans sa\nposition première.\n\n<< Et quelle est la puissance de perforation de cette pièce ? demanda\nMarcel, qui ne put se retenir d'admirer un pareil engin.\n\n-- A vingt mille mètres, avec un projectile plein, nous perçons une\nplaque de quarante pouces aussi aisément que si c'était une tartine de\nbeurre !\n\n-- Quelle est donc sa portée ?\n\n-- Sa portée ! s'écria Schultze, qui s'enthousiasmait Ah ! vous disiez\ntout à l'heure que notre génie imitateur n'avait rien obtenu de plus\nque de doubler la portée des canons actuels ! Eh bien, avec ce canon-\nlà, je me charge d'envoyer, avec une précision suffisante, un\nprojectile à la distance de dix lieues !\n\n-- Dix lieues ! s'écria Marcel. Dix lieues ! Quelle poudre nouvelle\nemployez-vous donc ?\n\n-- Oh ! je puis tout vous dire, maintenant ! répondit Herr Schultze\nd'un ton singulier. Il n'y a plus d'inconvénient à vous dévoiler mes\nsecrets ! La poudre à gros grains a fait son temps. Celle dont je me\nsers est le fulmicoton, dont la puissance expansive est quatre fois\nsupérieure à celle de la poudre ordinaire, puissance que je quintuple\nencore en y mêlant les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse\n!\n\n-- Mais, fit observer Marcel, aucune pièce, même faite du meilleur\nacier, ne pourra résister à la déflagration de ce pyroxyle ! Votre\ncanon, après trois, quatre, cinq coups, sera détérioré et mis hors\nd'usage !\n\n-- Ne tirât-il qu'un coup, un seul, ce coup suffirait !\n\n-- Il coûterait cher !\n\n-- Un million, puisque c'est le prix de revient de la pièce !\n\n-- Un coup d'un million !...\n\n-- Qu'importe, s'il peut détruire un milliard !\n\n-- Un milliard ! >> s'écria Marcel.\n\nCependant, il se contint pour ne pas laisser éclater l'horreur mêlée\nd'admiration que lui inspirait ce prodigieux agent de destruction.\nPuis, il ajouta :\n\n<< C'est assurément une étonnante et merveilleuse pièce d'artillerie,\nmais qui, malgré tous ses mérites, justifie absolument ma thèse : des\nperfectionnements, de l'imitation, pas d'invention !\n\n-- Pas d'invention ! répondit Herr Schultze en haussant les épaules. Je\nvous répète que je n'ai plus de secrets pour vous ! Venez donc ! >>\n\nLe Roi de l'Acier et son compagnon, quittant alors la casemate,\nredescendirent à l'étage inférieur, qui était mis en communication avec\nla plate-forme par des monte-charge hydrauliques. Là se voyaient une\ncertaine quantité d'objets allongés, de forme cylindrique, qui auraient\npu être pris à distance pour d'autres canons démontés. << Voilà nos\nobus >>, dit Herr Schultze.\n\nCette fois, Marcel fut obligé de reconnaître que ces engins ne\nressemblaient à rien de ce qu'il connaissait. C'étaient d'énormes tubes\nde deux mètres de long et d'un mètre dix de diamètre, revêtus\nextérieurement d'une chemise de plomb propre à se mouler sur les\nrayures de la pièce, fermés à l'arrière par une plaque d'acier\nboulonnée et à l'avant par une pointe d'acier ogivale, munie d'un\nbouton de percussion.\n\nQuelle était la nature spéciale de ces obus ? C'est ce que rien dans\nleur aspect ne pouvait indiquer. On pressentait seulement qu'ils\ndevaient contenir dans leurs flancs quelque explosion terrible,\ndépassant tout ce qu'on avait jamais fait ans ce genre.\n\n<< Vous ne devinez pas ? demanda Herr Schultze, voyant Marcel rester\nsilencieux.\n\n-- Ma foi non, monsieur ! Pourquoi un obus si long et si lourd, - au\nmoins en apparence ?\n\n-- L'apparence est trompeuse, répondit Herr Schultze, et le poids ne\ndiffère pas sensiblement de ce qu'il serait pour un obus ordinaire de\nmême calibre... Allons, il faut tout vous dire ! . . Obus-fusée de\nverre, revêtu de bois de chêne, chargé, à soixante-douze atmosphères de\npression intérieure acide carbonique liquide. La chute détermine\nl'explosion de l'enveloppe et le retour du liquide à l'état gazeux.\nConséquence : un froid d'environ cent degrés au-dessous de zéro dans\ntoute la zone avoisinante, en même temps mélange d'un énorme volume de\ngaz acide carbonique à l'air ambiant. Tout être vivant qui se trouve\ndans un rayon de trente mètres du centre d'explosion est en même temps\ncongelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour prendre une base de\ncalcul, mais l'action s'étend vraisemblablement beaucoup plus loin,\npeut-être à cent et deux cents mètres de rayon ! Circonstance plus\navantageuse encore, le gaz acide carbonique restant très longtemps dans\nles couches inférieures de l'atmosphère, en raison de son poids qui est\nsupérieur à celui de l'air, la zone dangereuse conserve ses propriétés\nseptiques plusieurs heures après l'explosion, et tout être qui tente\nd'y pénétrer périt infailliblement. C'est un coup de canon à effet à la\nfois instantané et durable !... Aussi, avec mon système pas de blessés,\nrien que des morts ! >>\n\nHerr Schultze éprouvait un plaisir manifeste à développer les mérites\nde son invention. Sa bonne humeur était venue, il était rouge d'orgueil\net montrait toutes ses dents.\n\n<< Voyez-vous d'ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches à\nfeu braquées sur une ville assiégée ! Supposons une pièce pour un\nhectare de surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent\nbatteries de dix pièces convenablement établies. Supposons ensuite\ntoutes nos pièces en position, chacune avec son tir réglé, une\natmosphère calme et favorable, enfin le signal général donné par un fil\nélectrique... En une minute, il ne restera pas un être vivant sur une\nsuperficie de mille hectares ! Un véritable océan d'acide carbonique\naura submergé la ville ! C'est pourtant une idée qui m'est venue l'an\ndernier en lisant le rapport médical sur la mort accidentelle d'un\npetit mineur du puits Albrecht ! J'en avais bien eu la première\ninspiration à Naples, lorsque je visitai la grotte du Chien [La grotte\ndu Chien, aux environs de Naples, emprunte son nom à la propriété\ncurieuse que possède son atmosphère d'asphyxier un chien ou un\nquadrupède quelconque bas sur jambes, sans faire de mal à un homme\ndebout, -- propriété due à une couche de gaz acide carbonique de\nsoixante centimètres environ que son poids spécifique maintient au ras\nde terre.]. Mais il a fallu ce dernier fait pour donner à ma pensée\nl'essor définitif. Vous saisissez bien le principe, n'est-ce pas ? Un\nocéan artificiel d'acide carbonique pur ! Or, une proportion d'un\ncinquième de ce gaz suffit à rendre l'air irrespirable. >>\n\nMarcel ne disait pas un mot. Il était véritablement réduit au silence.\nHerr Schultze sentit si vivement son triomphe, qu'il ne voulut pas en\nabuser.\n\n<< Il n'y a qu'un détail qui m'ennuie, dit-il.\n\n-- Lequel donc ? demanda Marcel.\n\n-- C'est que je n'ai pas réussi à supprimer le bruit de l'explosion.\nCela donne trop d'analogie à mon coup de canon avec le coup du canon\nvulgaire. Pensez un peu à ce que ce serait, si j'arrivais à obtenir un\ntir silencieux ! Cette mort subite, arrivant sans bruit à cent mille\nhommes à la fois, par une nuit calme et sereine ! >>\n\nL'idéal enchanteur qu'il évoquait rendit Herr Schultze tout rêveur, et\npeut-être sa rêverie, qui n'était qu'une immersion profonde dans un\nbain d'amour-propre, se fut-elle longtemps prolongée, si Marcel ne\nl'eût interrompue par cette observation :\n\n<< Très bien, monsieur, très bien ! mais mille canons de ce genre c'est\ndu temps et de l'argent.\n\n-- L'argent ? Nous en regorgeons ! Le temps ?... Le temps est à nous !\n>>\n\nEt, en vérité, ce Germain, le dernier de son école, croyait ce qu'il\ndisait !\n\n<< Soit, répondit Marcel. Votre obus, chargé d'acide carbonique, n'est\npas absolument nouveau, puisqu'il dérive des projectiles asphyxiants,\nconnus depuis bien des années ; mais il peut être éminemment\ndestructeur, je n'en disconviens pas. Seulement...\n\n-- Seulement ?...\n\n-- Il est relativement léger pour son volume, et si celui-là va jamais\nà dix lieues !...\n\n-- Il n'est fait que pour aller à deux lieues, répondit Herr Schultze\nen souriant. Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un\nprojectile en fonte. Il est plein, celui-là et contient cent petits\ncanons symétriquement disposés encastrés les uns dans les autres comme\nles tubes d'une lunette, et qui, après avoir été lancés comme\nprojectiles redeviennent canons, pour vomir à leur tour de petits obus\nchargés de matières incendiaires. C'est comme une batterie que je lance\ndans l'espace et qui peut porter l'incendie et la mort sur toute une\nville en la couvrant d'une averse de feux inextinguibles ! Il a le\npoids voulu pour franchir les dix lieues dont j'ai parlé ! Et, avant\npeu, l'expérience en sera faite de telle manière, que les incrédules\npourront toucher du doigt cent mille cadavres qu'il aura couchés à\nterre ! >>\n\nLes dominos brillaient à ce moment d'un si insupportable éclat dans la\nbouche de Herr Schultze, que Marcel eut la plus violente envie d'en\nbriser une douzaine. Il eut pourtant la force de se contenir encore. Il\nn'était pas au bout de ce qu'il devait entendre.\n\nEn effet, Herr Schultze reprit :\n\n<< Je vous ai dit qu'avant peu, une expérience décisive serait tentée !\n\n-- Comment ? Où ?... s'écria Marcel.\n\n-- Comment ? Avec un de ces obus, qui franchira la chaîne des\nCascade-Mounts, lancé par mon canon de la plate-forme !... Où ? Sur une\ncité dont dix lieues au plus nous séparent, qui ne peut s'attendre à ce\ncoup de tonnerre, et qui s'y attendît-elle, n'en pourrait parer les\nfoudroyants résultats ! Nous sommes au 5 septembre !... Eh bien, le 13\nà onze heures quarante-cinq minutes du soir, France-Ville disparaîtra\ndu sol américain ! L'incendie de Sodome aura eu son pendant ! Le\nprofesseur Schultze aura déchaîné tous les feux du ciel à son tour ! >>\n\nCette fois, à cette déclaration inattendue, tout le sang de Marcel lui\nreflua au coeur ! Heureusement, Herr Schultze ne vit rien de ce qui se\npassait en lui.\n\n<< Voilà ! reprit-il du ton le plus dégagé. Nous faisons ici le\ncontraire de ce que font les inventeurs de France-Ville ! Nous\ncherchons le secret d'abréger la vie des hommes tandis qu'ils\ncherchent, eux, le moyen de l'augmenter. Mais leur oeuvre est\ncondamnée, et c'est de la mort, semée par nous, que doit naître la vie.\nCependant, tout a son but dans la nature, et le docteur Sarrasin, en\nfondant une ville isolée, a mis sans s'en douter à ma portée le plus\nmagnifique champ d'expériences. >>\n\nMarcel ne pouvait croire à ce qu'il venait d'entendre.\n\n<< Mais, dit-il, d'une voix dont le tremblement involontaire parut\nattirer un instant l'attention du Roi de l'Acier, les habitants de\nFrance- Ville ne vous ont rien fait, monsieur ! Vous n'avez, que je\nsache, aucune raison de leur chercher querelle ?\n\n-- Mon cher, répondit Herr Schultze, il y a dans votre cerveau, bien\norganisé sous d'autres rapports, un fonds d'idées celtiques qui vous\nnuiraient beaucoup, si vous deviez vivre longtemps ! Le droit, le bien,\nle mal, sont choses purement relatives et toutes de convention. Il n'y\na d'absolu que les grandes lois naturelles. La loi de concurrence\nvitale l'est au même titre que celle de la gravitation. Vouloir s'y\nsoustraire, c'est chose insensée ; s'y ranger et agir dans le sens\nqu'elle nous indique, c'est chose raisonnable et sage, et voilà\npourquoi je détruirai la cité du docteur Sarrasin. Grâce à mon canon,\nmes cinquante mille Allemands viendront facilement à bout des cent\nmille rêveurs qui constituent là-bas un groupe condamné à périr. >>\n\nMarcel, comprenant l'inutilité de vouloir raisonner avec Herr Schultze,\nne chercha plus à le ramener.\n\nTous deux quittèrent alors la chambre des obus, dont les portes à\nsecret furent refermées, et ils redescendirent à la salle à manger.\n\nDe l'air le plus naturel du monde, Herr Schultze reporta son mooss de\nbière à sa bouche, toucha un timbre, se fit donner une autre pipe pour\nremplacer celle qu'il avait cassée, et s'adressant au valet de pied :\n\n<< Arminius et Sigimer sont-ils là ? demanda-t-il.\n\n-- Oui, monsieur.\n\n-- Dites-leur de se tenir à portée de ma voix. >>\n\nLorsque le domestique eut quitté la salle à manger, le Roi de l'Acier,\nse tournant vers Marcel, le regarda bien en face.\n\nCelui-ci ne baissa pas les yeux devant ce regard qui avait pris une\ndureté métallique.\n\n<< Réellement, dit-il, vous exécuterez ce projet ?\n\n-- Réellement. Je connais, à un dixième de seconde près en longitude et\nen latitude, la situation de France-Ville, et le 13 septembre, à onze\nheures quarante-cinq du soir, elle aura vécu.\n\n-- Peut-être auriez-vous dû tenir ce plan absolument secret !\n\n-- Mon cher, répondit Herr Schultze, décidément vous ne serez jamais\nlogique. Ceci me fait moins regretter que vous deviez mourir jeune. >>\n\nMarcel, sur ces derniers mots, s'était levé.\n\n<< Comment n'avez-vous pas compris, ajouta froidement Herr Schultze,\nque je ne parle jamais de mes projets que devant ceux qui ne pourront\nplus les redire ? >>\n\nLe timbre résonna. Arminius et Sigimer, deux géants, apparurent à la\nporte de la salle.\n\n<< Vous avez voulu connaître mon secret, dit Herr Schultze, vous le\nconnaissez !... Il ne vous reste plus qu'à mourir. >>\n\nMarcel ne répondit pas.\n\n<< Vous êtes trop intelligent, reprit Herr Schultze, pour supposer que\nje puisse vous laisser vivre, maintenant que vous savez à quoi vous en\ntenir sur mes projets. Ce serait une légèreté impardonnable, ce serait\nillogique. La grandeur de mon but me défend d'en compromettre le succès\npour une considération d'une valeur relative aussi minime que la vie\nd'un homme, -- même d'un homme tel que vous, mon cher, dont j'estime\ntout particulièrement la bonne organisation cérébrale. Aussi, je\nregrette véritablement qu'un petit mouvement d'amour-propre m'ait\nentraîné trop loin et me mette à présent dans la nécessité de vous\nsupprimer. Mais, vous devez le comprendre, en face des intérêts\nauxquels je me suis consacré, il n'y a plus de question de sentiment.\nJe puis bien vous le dire, c'est d'avoir pénétré mon secret que votre\nprédécesseur Sohne est mort, et non pas par l'explosion d'un sachet de\ndynamite !... La règle est absolue, il faut qu'elle soit inflexible !\nJe n'y puis rien changer. >>\n\nMarcel regardait Herr Schultze. Il comprit, au son de sa voix, à\nl'entêtement bestial de cette tête chauve, qu'il était perdu. Aussi ne\nse donna-t-il même pas la peine de protester.\n\n<< Quand mourrai-je et de quelle mort ? demanda-t-il.\n\n-- Ne vous inquiétez pas de ce détail, répondit tranquillement Herr\nSchultze. Vous mourrez, mais la souffrance vous sera épargnée. Un\nmatin, vous ne vous réveillerez pas. Voilà tout. >>\n\nSur un signe du Roi de l'Acier, Marcel se vit emmené et consigné dans\nsa chambre, dont la porte fut gardée par les deux géants.\n\nMais, lorsqu'il se retrouva seul, il songea, en frémissant d'angoisse\net de colère, au docteur, à tous les siens, à tous ses compatriotes, à\ntous ceux qu'il aimait !\n\n<< La mort qui m'attend n'est rien, se dit-il. Mais le danger qui les\nmenace, comment le conjurer ! >>\n\nIX << P.P.C. >>\n\nLa situation, en effet, était excessivement grave. Que pouvait faire\nMarcel, dont les heures d'existence étaient maintenant comptées, et qui\nvoyait peut-être arriver sa dernière nuit avec le coucher du soleil ?\n\nIl ne dormit pas un instant -- non par crainte de ne plus se réveiller,\nainsi que l'avait dit Herr Schultze --, mais parce que sa pensée ne\nparvenait pas à quitter France-Ville, sous le coup de cette imminente\ncatastrophe !\n\n<< Que tenter ? se répétait-il. Détruire ce canon ? Faire sauter la\ntour qui le porte ? Et comment le pourrais-je ? Fuir ! fuir, lorsque ma\nchambre est gardée par ces deux colosses ! Et puis, quand je\nparviendrais, avant cette date du 13 septembre, à quitter Stahlstadt,\ncomment empêcherais-je ?... Mais si ! A défaut de notre chère cité, je\npourrais au moins sauver ses habitants, arriver jusqu'à eux, leur crier\n: \"Fuyez sans retard ! Vous êtes menacés de périr par le feu, par le\nfer ! Fuyez tous !\" >>\n\nPuis, les idées de Marcel se jetaient dans un autre courant.\n\n<< Ce misérable Schultze ! pensait-il. En admettant même qu'il ait\nexagéré les effets destructeurs de son obus, et qu'il ne puisse couvrir\nde ce feu inextinguible la ville tout entière il est certain qu'il peut\nd'un seul coup en incendier une partie considérable ! C'est un engin\neffroyable qu'il a imaginé là, et, malgré la distance qui sépare les\ndeux villes, ce formidable canon saura bien y envoyer son projectile !\nUne vitesse initiale vingt fois supérieure à la vitesse obtenue jusqu'\nici ! Quelque chose comme dix mille mètres, deux lieues et demie à la\nseconde ! Mais c'est presque le tiers de la vitesse de translation de\nla terre sur son orbite ! Est-ce donc possible ?... Oui, oui !... si\nson canon n'éclate pas au premier coup !... Et il n'éclatera pas, car\nil est fait d'un métal dont la résistance à l'éclatement est presque\ninfinie ! Le coquin connaît très exactement la situation de\nFrance-Ville Sans sortir de son antre, il pointera son canon avec une\nprécision mathématique, et, comme il l'a dit, l'obus ira tomber sur le\ncentre même de la cité ! Comment en prévenir les infortunés habitants !\n>>\n\nMarcel n'avait pas fermé l'oeil, quand le jour reparut. Il quitta alors\nle lit sur lequel il s'était vainement étendu pendant toute cette\ninsomnie fiévreuse.\n\n<< Allons, se dit-il, ce sera pour la nuit prochaine ! Ce bourreau, qui\nveut bien m'épargner la souffrance, attendra sans doute que le sommeil,\nl'emportant sur l'inquiétude, se soit emparé de moi ! Et alors !...\nMais quelle mort me réserve-t-il donc ? Songe-t-il à me tuer avec\nquelque inhalation d'acide prussique pendant que je dormirai ?\nIntroduira-t-il dans ma chambre de ce gaz acide carbonique qu'il a à\ndiscrétion ? N'emploiera-t-il pas plutôt ce gaz à l'état liquide tel\nqu'il le met dans ses obus de verre, et dont le subit retour à l'état\ngazeux déterminera un froid de cent degrés ! Et le lendemain, à la\nplace de \"moi\", de ce corps vigoureux bien constitué, plein de vie, on\nne retrouverait plus qu'une momie desséchée, glacée, racornie !... Ah !\nle misérable ! Eh bien, que mon coeur se sèche, s'il le faut, que ma\nvie se refroidisse dans cette insoutenable température, mais que mes\namis, que le docteur Sarrasin, sa famille, Jeanne, ma petite Jeanne,\nsoient sauvés ! Or, pour cela, il faut que je fuie... Donc, je fuirai !\n>>\n\nEn prononçant ce dernier mot, Marcel, par un mouvement instinctif, bien\nqu'il dût se croire renfermé dans sa chambre, avait mis la main sur la\nserrure de la porte.\n\nA son extrême surprise, la porte s'ouvrit, et il put descendre, comme\nd'habitude, dans le jardin où il avait coutume de se promener.\n\n<< Ah ! fit-il, je suis prisonnier dans le Bloc central, mais je ne le\nsuis pas dans ma chambre ! C'est déjà quelque chose ! >> Seulement, à\npeine Marcel fut-il dehors, qu'il vit bien que, quoique libre en\napparence, il ne pourrait plus faire un pas sans être escorté des deux\npersonnages qui répondaient aux noms historiques, ou plutôt\npréhistoriques, d'Arminius et de Sigimer.\n\nIl s'était déjà demandé plus d'une fois, en les rencontrant sur son\npassage, quelle pouvait bien être la fonction de ces deux colosses en\ncasaque grise, au cou de taureau, aux biceps herculéens, aux faces\nrouges embroussaillées de moustaches épaisses et de favoris\nbuissonnants !\n\nLeur fonction, il la connaissait maintenant. C'étaient les exécuteurs\ndes hautes oeuvres de Herr Schultze, et provisoirement ses gardes du\ncorps personnels.\n\nCes deux géants le tenaient à vue, couchaient à la porte de sa chambre,\nemboîtaient le pas derrière lui s'il sortait dans le parc. Un\nformidable armement de revolvers et de poignards, ajouté à leur\nuniforme, accentuait encore cette surveillance.\n\nAvec cela, muets comme des poissons. Marcel ayant voulu, dans un but\ndiplomatique, lier conversation avec eux, n'avait obtenu en réponse que\ndes regards féroces. Même l'offre d'un verre de bière, qu'il avait\nquelque raison de croire irrésistible, était restée infructueuse. Après\nquinze heures d'observation, il ne leur connaissait qu'un vice -- un\nseul --, la pipe, qu'ils prenaient la liberté de fumer sur ses talons.\nCet unique vice, Marcel pourrait-il l'exploiter au profit de son propre\nsalut ? Il ne le savait pas, il ne pouvait encore l'imaginer, mais il\ns'était juré à lui-même de fuir, et rien ne devait être négligé de ce\nqui pouvait amener son évasion. Or, cela pressait. Seulement, comment\ns'y prendre ?\n\nAu moindre signe de révolte ou de fuite, Marcel était sûr de recevoir\ndeux balles dans la tête. En admettant qu'il fût manqué, il se trouvait\nau centre même d'une triple ligne fortifiée, bordée d'un triple rang de\nsentinelles.\n\nSelon son habitude, l'ancien élève de l'Ecole centrale s'était\ncorrectement posé le problème en mathématicien.\n\n<< Soit un homme gardé à vue par des gaillards sans scrupules,\nindividuellement plus forts que lui, et de plus armés jusque aux dents.\nIl s'agit d'abord, pour cet homme, d'échapper à la vigilance de ses\nargousins. Ce premier point acquis il lui reste à sortir d'une place\nforte dont tous les abords sont rigoureusement surveillés... >>\n\nCent fois, Marcel rumina cette double question et cent fois il se buta\nà une impossibilité.\n\nEnfin, l'extrême gravité de la situation donna-t-elle à ses facultés d\ninvention le coup de fouet suprême ? Le hasard décida-t-il seul de la\ntrouvaille ? Ce serait difficile à dire.\n\nToujours est-il que, le lendemain, pendant que Marcel se promenait dans\nle parc, ses yeux s'arrêtèrent, au bord d'un parterre, sur un arbuste\ndont l'aspect le frappa.\n\nC'était une plante de triste mine, herbacée, à feuilles alternes,\novales, aiguës et géminées, avec de grandes fleurs rouges en forme de\nclochettes monopétales et soutenues par un pédoncule axillaire.\n\nMarcel, qui n'avait jamais fait de botanique qu'en amateur, crut\npourtant reconnaître dans cet arbuste la physionomie caractéristique de\nla famille des solanacées. A tout hasard, il en cueillit une petite\nfeuille et la mâcha légèrement en poursuivant sa promenade.\n\nIl ne s'était pas trompé. Un alourdissement de tous ses membres,\naccompagné d'un commencement de nausées 1'avertit bientôt qu'il avait\nsous la main un laboratoire naturel de belladone, c'est-à-dire du plus\nactif des narcotiques.\n\nToujours flânant, il arriva jusqu'au petit lac artificiel qui\ns'étendait vers le sud du parc pour aller alimenter, à l'une de ses\nextrémités, une cascade assez servilement copiée sur celle du bois de\nBoulogne.\n\n<< Où donc se dégage l'eau de cette cascade ? >> se demanda Marcel.\n\nC'était d'abord dans le lit d'une petite rivière, qui, après avoir\ndécrit une douzaine de courbes, disparaissait sur la limite du parc.\n\nIl devait donc se trouver là un déversoir, et, selon toute apparence,\nla rivière s'échappait en l'emplissant à travers un des canaux\nsouterrains qui allaient arroser la plaine en dehors de Stahlstadt.\n\nMarcel entrevit là une porte de sortie. Ce n'était pas une porte\ncochère évidemment, mais c'était une porte.\n\n<< Et si le canal était barré par des grilles de fer ! objecta tout\nd'abord la voix de la prudence.\n\n-- Qui ne risque rien n'a rien ! Les limes n'ont pas été inventées pour\nroder les bouchons, et il y en a d'excellentes dans le laboratoire ! >>\nrépliqua une autre voix ironique, celle qui dicte les résolutions\nhardies.\n\nEn deux minutes, la décision de Marcel fut prise. Une idée -- ce qu'on\nappelle une idée ! -- lui était venue, idée irréalisable, peut-être,\nmais qu'il tenterait de réaliser, si la mort ne le surprenait pas\nauparavant.\n\nIl revint alors sans affectation vers l'arbuste à fleurs rouges, il en\ndétacha deux ou trois feuilles, de telle sorte que ses gardiens ne\npussent manquer de le voir.\n\nPuis, une fois rentré dans sa chambre, il fit, toujours ostensiblement,\nsécher ces feuilles devant le feu, les roula dans ses mains pour les\nécraser, et les mêla à son tabac.\n\nPendant les six jours qui suivirent, Marcel, à son extrême surprise, se\nréveilla chaque matin. Herr Schultze, qu'il ne voyait plus, qu'il ne\nrencontrait jamais pendant ses promenades, avait-il donc renoncé à ce\nprojet de se défaire de lui ? Non, sans doute, pas plus qu'au projet de\ndétruire la ville du docteur Sarrasin.\n\nMarcel profita donc de la permission qui lui était laissée de vivre,\net, chaque jour, il renouvela sa manoeuvre. Il prenait soin, bien\nentendu, de ne pas fumer de belladone, et, à cet effet, il avait deux\npaquets de tabac, l'un pour son usage personnel, l'autre pour sa\nmanipulation quotidienne. Son but était simplement d'éveiller la\ncuriosité d'Arminius et de Sigimer. En fumeurs endurcis qu'ils étaient,\nces deux brutes devaient bientôt en venir à remarquer l'arbuste dont il\ncueillait les feuilles, à imiter son opération et à essayer du goût que\nce mélange communiquait au tabac.\n\nLe calcul était juste, et le résultat prévu se produisit pour ainsi\ndire mécaniquement.\n\nDès le sixième jour -- c'était la veille du fatal 13 septembre --,\nMarcel, en regardant derrière lui du coin de l'oeil, sans avoir l'air\nd'y songer, eut la satisfaction de voir ses gardiens faire leur petite\nprovision de feuilles vertes.\n\nUne heure plus tard, il s'assura qu'ils les faisaient sécher à la\nchaleur du feu, les roulaient dans leurs grosses mains calleuses, les\nmêlaient à leur tabac. Ils semblaient même se pourlécher les lèvres à\nl'avance !\n\nMarcel se proposait-il donc seulement d'endormir Arminius et Sigimer ?\nNon. Ce n'était pas assez d'échapper à leur surveillance. Il fallait\nencore trouver la possibilité de passer par le canal, à travers la\nmasse d'eau qui s'y déversait, même si ce canal mesurait plusieurs\nkilomètres de long. Or, ce moyen, Marcel l'avait imaginé. Il avait, il\nest vrai, neuf chances sur dix de périr, mais le sacrifice de sa vie,\ndéjà condamnée, était fait depuis longtemps.\n\nLe soir arriva, et, avec le soir, l'heure du souper, puis l'heure de la\ndernière promenade. L'inséparable trio prit le chemin du parc.\n\nSans hésiter, sans perdre une minute, Marcel se dirigea délibérément\nvers un bâtiment élevé dans un massif, et qui n'était autre que\nl'atelier des modèles. Il choisit un banc écarté, bourra sa pipe et se\nmit à la fumer.\n\nAussitôt, Arminius et Sigimer, qui tenaient leurs pipes toutes prêtes,\ns'installèrent sur le banc voisin et commencèrent à aspirer des\nbouffées énormes.\n\nL'effet du narcotique ne se fit pas attendre.\n\nCinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que les deux lourds Teutons\nbâillaient et s'étiraient à l'envi comme des ours en cage. Un nuage\nvoila leurs yeux ; leurs oreilles bourdonnèrent ; leurs faces passèrent\ndu rouge clair au rouge cerise ; leurs bras tombèrent inertes ; leurs\ntêtes se renversèrent sur le dossier du banc.\n\nLes pipes roulèrent à terre.\n\nFinalement, deux ronflements sonores vinrent se mêler en cadence au\ngazouillement des oiseaux, qu'un été perpétuel retenait au parc de\nStahlstadt.\n\nMarcel n'attendait que ce moment. Avec quelle impatience, on le\ncomprendra, puisque, le lendemain soir, à onze heures quarante-cinq,\nFrance-Ville, condamnée par Herr Schultze, aurait cessé d'exister.\n\nMarcel s'était précipité dans l'atelier des modèles. Cette vaste salle\nrenfermait tout un musée. Réductions de machines hydrauliques,\nlocomotives, machines à vapeur, locomobiles, pompes d'épuisement,\nturbines, perforatrices, machines marines, coques de navire, il y avait\nlà pour plusieurs millions de chefs-d'oeuvre. C'étaient les modèles en\nbois de tout ce qu'avait fabriqué l'usine Schultze depuis sa fondation,\net l'on peut croire que les gabarits de canons, de torpilles ou d'obus,\nn'y manquaient pas.\n\nLa nuit était noire, conséquemment propice au projet hardi que le jeune\nAlsacien comptait mettre à exécution. En même temps qu'il allait\npréparer son suprême plan d'évasion, il voulait anéantir le musée des\nmodèles de Stahlstadt. Ah ! s'il avait aussi pu détruire, avec la\ncasemate et le canon qu'elle abritait, l'énorme et indestructible Tour\ndu Taureau ! Mais il n'y fallait pas songer.\n\nLe premier soin de Marcel fut de prendre une petite scie d'acier,\npropre à scier le fer, qui était pendue à un des râteliers d'outils, et\nde la glisser dans sa poche. Puis, frottant une allumette qu'il tira de\nsa boîte, sans que sa main hésitât un instant, il porta la flamme dans\nun coin de la salle où étaient entassés des cartons d'épures et de\nlégers modèles en bois de sapin.\n\nPuis, il sortit.\n\nUn instant après, l'incendie, alimenté par toutes ces matières\ncombustibles, projetait d'intenses flammes à travers les fenêtres de la\nsalle. Aussitôt, la cloche d'alarme sonnait, un courant mettait en\nmouvement les carillons électriques des divers quartiers de Stahlstadt,\net les pompiers, traînant leurs engins à vapeur, accouraient de toutes\nparts.\n\nAu même moment, apparaissait Herr Schultze, dont la présence était bien\nfaite pour encourager tous ces travailleurs.\n\nEn quelques minutes, les chaudières à vapeur avaient été mises en\npression, et les puissantes pompes fonctionnaient avec rapidité.\nC'était un déluge d'eau qu'elles déversaient sur les murs et jusque sur\nles toits du musée des modèles. Mais le feu, plus fort que cette eau,\nqui, pour ainsi dire, se vaporisait à son contact au lieu de\nl'éteindre, eut bientôt attaqué toutes les parties de l'édifice à la\nfois. En cinq minutes, il avait acquis une intensité telle, que l'on\ndevait renoncer à tout espoir de s'en rendre maître. Le spectacle de\ncet incendie était grandiose et terrible.\n\nMarcel, blotti dans un coin, ne perdait pas de vue Herr Schultze, qui\npoussait ses hommes comme à l'assaut d'une ville. Il n'y avait pas,\nd'ailleurs, à faire la part du feu. Le musée des modèles était isolé\ndans le parc, et il était maintenant certain qu'il serait consumé tout\nentier.\n\nA ce moment, Herr Schultze, voyant qu'on ne pourrait rien préserver du\nbâtiment lui-même, fit entendre ces mots jetés d'une voix éclatante :\n\n<< Dix mille dollars à qui sauvera le modèle n° 3175, enfermé sous la\nvitrine du centre ! >>\n\nCe modèle était précisément le gabarit du fameux canon perfectionné par\nSchultze, et plus précieux pour lui qu'aucun des autres objets enfermés\ndans le musée.\n\nMais, pour sauver ce modèle, il s'agissait de se jeter sous une pluie\nde feu, à travers une atmosphère de fumée noire qui devait être\nirrespirable. Sur dix chances, il y en avait neuf d'y rester ! Aussi,\nmalgré l'appât des dix mille dollars, personne ne répondait à l'appel\nde Herr Schultze.\n\nUn homme se présenta alors.\n\nC'était Marcel.\n\n<< J'irai, dit-il.\n\n-- Vous ! s'écria Herr Schultze.\n\n-- Moi !\n\n-- Cela ne vous sauvera pas, sachez-le, de la sentence de mort\nprononcée contre vous !\n\n-- Je n'ai pas la prétention de m'y soustraire, mais d'arracher à la\ndestruction ce précieux modèle !\n\n-- Va donc, répondit Herr Schultze, et je te jure que, si tu réussis,\nles dix mille dollars seront fidèlement remis à tes héritiers.\n\n-- J'y compte bien >>, répondit Marcel.\n\nOn avait apporté plusieurs de ces appareils Galibert, toujours préparés\nen cas d'incendie, et qui permettent de pénétrer dans les milieux\nirrespirables. Marcel en avait déjà fait usage, lorsqu'il avait tenté\nd'arracher à la mort le petit Carl, l'enfant de dame Bauer.\n\nUn de ces appareils, chargé d'air sous une pression de plusieurs\natmosphères, fut aussitôt placé sur son dos. La pince fixée à son nez,\nl'embouchure des tuyaux à sa bouche, il s'élança dans la fumée.\n\n<< Enfin ! se dit-il. J'ai pour un quart d'heure d'air dans le\nréservoir !... Dieu veuille que cela me suffise ! >>\n\nOn l'imagine aisément, Marcel ne songeait en aucune façon à sauver le\ngabarit du canon Schultze. Il ne fit que traverser, au péril de sa vie,\nla salle emplie de fumée, sous une averse de brandons ignescents, de\npoutres calcinées, qui, par miracle, ne l'atteignirent pas, et, au\nmoment où le toit s'effondrait au milieu d'un feu d'artifice\nd'étincelles, que le vent emportait jusqu'aux nuages, il s'échappait\npar une porte opposée qui s'ouvrait sur le parc.\n\nCourir vers la petite rivière, en descendre la berge jusqu'au déversoir\ninconnu qui l'entraînait au-dehors de Stahlstadt, s'y plonger sans\nhésitation, ce fut pour Marcel l'affaire de quelques secondes.\n\nUn rapide courant le poussa alors dans une masse d'eau qui mesurait\nsept à huit pieds de profondeur. Il n'avait pas besoin de s'orienter,\ncar le courant le conduisait comme s'il eût tenu un fil d'Ariane. Il\ns'aperçut presque aussitôt qu'il était entré dans un étroit canal,\nsorte de boyau, que le trop-plein de la rivière emplissait tout entier.\n\n<< Quelle est la longueur de ce boyau ? se demanda Marcel. Tout est là\n! Si je ne l'ai pas franchi en un quart d'heure, l'air me manquera, et\nje suis perdu ! >>\n\nMarcel avait conservé tout son sang-froid. Depuis dix minutes, le\ncourant le poussait ainsi, quand il se heurta à un obstacle.\n\nC'était une grille de fer, montée sur gonds, qui fermait le canal.\n\n<< Je devais le craindre ! >> se dit simplement Marcel.\n\nEt, sans perdre une seconde, il tira la scie de sa poche, et commença à\nscier le pêne à l'affleurement de la gâche.\n\nCinq minutes de travail n'avaient pas encore détaché ce pêne. La grille\nrestait obstinément fermée. Déjà Marcel ne respirait plus qu'avec une\ndifficulté extrême. L'air, très raréfié dans le réservoir, ne lui\narrivait qu'en une insuffisante quantité. Des bourdonnements aux\noreilles, le sang aux yeux, la congestion le prenant à la tête, tout\nindiquait qu'une imminente asphyxie allait le foudroyer ! Il résistait,\ncependant, il retenait sa respiration afin de consommer le moins\npossible de cet oxygène que ses poumons étaient impropres à dégager de\nce milieu !... mais le pêne ne cédait pas, quoique largement entamé !\n\nA ce moment, la scie lui échappa.\n\n<< Dieu ne peut être contre moi ! >> pensa-t-il.\n\nEt, secouant la grille à deux mains, il le fit avec cette vigueur que\ndonne le suprême instinct de la conservation.\n\nLa grille s'ouvrit. Le pêne était brisé, et le courant emporta\nl'infortuné Marcel, presque entièrement suffoqué, et qui s'épuisait à\naspirer les dernières molécules d'air du réservoir !\n\n....\n\nLe lendemain, lorsque les gens de Herr Schultze pénétrèrent dans\nl'édifice entièrement dévoré par l'incendie, ils ne trouvèrent ni parmi\nles débris, ni dans les cendres chaudes, rien qui restât d'un être\nhumain. Il était donc certain que le courageux ouvrier avait été\nvictime de son dévouement. Cela n'étonnait pas ceux qui l'avaient connu\ndans les ateliers de l'usine.\n\nLe modèle si précieux n'avait donc pas pu être sauvé, mais l'homme qui\npossédait les secrets du Roi de l'Acier était mort.\n\n<< Le Ciel m'est témoin que je voulais lui épargner la souffrance, se\ndit tout bonnement Herr Schultze ! En tout cas c'est une économie de\ndix mille dollars ! >>\n\nEt ce fut toute l'oraison funèbre du jeune Alsacien !\n\nX UN ARTICLE DE L'_UNSERE CENTURIE_, REVUE ALLEMANDE\n\nUn mois avant l'époque à laquelle se passaient les événements qui ont\nété racontés ci-dessus, une revue à couverture saumon, intitulée\n_Unsere Centurie_ (Notre Siècle), publiait l'article suivant au sujet\nde France-Ville, article qui fut particulièrement goûté par les\ndélicats de l'Empire germanique, peut-être parce qu'il ne prétendait\nétudier cette cité qu'à un point de vue exclusivement matériel.\n\n<< Nous avons déjà entretenu nos lecteurs du phénomène extraordinaire\nqui s'est produit sur la côte occidentale des Etats-Unis. La grande\nrépublique américaine, grâce à la proportion considérable d'émigrants\nque renferme sa population, a de longue date habitué le monde à une\nsuccession de surprises. Mais la dernière et la plus singulière est\nvéritablement celle d'une cité appelée France-Ville, dont l'idée même\nn'existait pas il y a cinq ans, aujourd'hui florissante et subitement\narrivée au plus haut degré de prospérité.\n\n<< Cette merveilleuse cité s'est élevée comme par enchantement sur la\nrive embaumée du Pacifique. Nous n'examinerons pas si, comme on\nl'assure, le plan primitif et l'idée première de cette entreprise\nappartiennent à un Français, le docteur Sarrasin. La chose est\npossible, étant donné que ce médecin peut se targuer d'une parenté\néloignée avec notre illustre Roi de l'Acier. Même, soit dit en passant,\non ajoute que la captation d'un héritage considérable, qui revenait\nlégitimement à Herr Schultze, n'a pas été étrangère à la fondation de\nFrance-Ville. Partout où il se fait quelque bien dans le monde, on peut\nêtre certain de trouver une semence germanique ; c'est une vérité que\nnous sommes fiers de constater à l'occasion. Mais, quoi qu'il en soit,\nnous devons à nos lecteurs des détails précis et authentiques sur cette\nvégétation spontanée d'une cité modèle.\n\n<< Qu'on n'en cherche pas le nom sur la carte. Même le grand atlas en\ntrois cent soixante-dix-huit volumes in-folio de notre éminent\nTuchtigmann, où sont indiqués avec une exactitude rigoureuse tous les\nbuissons et bouquets d'arbres de l'Ancien et du Nouveau Monde, même ce\nmonument généreux de la science géographique appliquée à l'art du\ntirailleur, ne porte pas encore la moindre trace de France- Ville. A la\nplace où s'élève maintenant la cité nouvelle s'étendait encore, il y a\ncinq ans, une lande déserte. C'est le point exact indiqué sur la carte\npar le 43e degré 11' 3'' de latitude nord, et le 124e degré 41' 17\" de\nlongitude à l'ouest de Greenwich. Il se trouve, comme on voit, au bord\nde l'océan Pacifique et au pied de la chaîne secondaire des montagnes\nRocheuses qui a reçu le nom de Monts-des-Cascades, à vingt lieues au\nnord du cap Blanc, Etat d'Oregon, Amérique septentrionale.\n\n<< L'emplacement le plus avantageux avait été recherché avec soin et\nchoisi entre un grand nombre d'autres sites favorables. Parmi les\nraisons qui en ont déterminé l'adoption, on fait valoir spécialement sa\nlatitude tempérée dans l'hémisphère Nord, qui a toujours été à la tête\nde la civilisation terrestre - sa position au milieu d'une république\nfédérative et dans un Etat encore nouveau, qui lui a permis de se faire\ngarantir provisoirement son indépendance et des droits analogues à ceux\nque possède en Europe la principauté de Monaco, sous la condition de\nrentrer après un certain nombre d'années dans l'Union ; -- sa situation\nsur l'Océan, qui devient de plus en plus la grande route du globe ; --\nla nature accidentée, fertile et éminemment salubre du sol ; -- la\nproximité d'une chaîne de montagnes qui arrête à la fois les vents du\nnord, du midi et de l'est, en laissant à la brise du Pacifique le soin\nde renouveler l'atmosphère de la cité, -- la possession d'une petite\nrivière dont l'eau fraîche, douce légère, oxygénée par des chutes\nrépétées et par la rapidité de son cours, arrive parfaitement pure à la\nmer ; -- enfin, un port naturel très aisé à développer par des jetées\net formé par un long promontoire recourbé en crochet.\n\n<< On indique seulement quelques avantages secondaires : proximité de\nbelles carrières de marbre et de pierre, gisements de kaolin, voire\nmême des traces de pépites aurifères. En fait, ce détail a manqué faire\nabandonner le territoire ; les fondateurs de la ville craignaient que\nla fièvre de 1'or vînt se mettre à la traverse de leurs projets. Mais,\npar bonheur, les pépites étaient petites et rares.\n\n<< Le choix du territoire, quoique déterminé seulement par des études\nsérieuses et approfondies, n'avait d'ailleurs pris que peu de jours et\nn'avait pas nécessité d'expédition spéciale. La science du globe est\nmaintenant assez avancée pour qu'on puisse, sans sortir de son cabinet,\nobtenir sur les régions les plus lointaines des renseignements exacts\net précis.\n\n<< Ce point décidé, deux commissaires du comité d'organisation ont pris\nà Liverpool le premier paquebot en partance, sont arrivés en onze jours\nà New York, et sept jours plus tard à San Francisco, où ils ont mobilisé\nun steamer, qui les déposait en dix heures au site désigné.\n\n<< S'entendre avec la législature d'Oregon, obtenir une concession de\nterre allongée du bord de la mer à la crête des Cascade-Mounts, sur une\nlargeur de quatre lieues, désintéresser, avec quelques milliers de\ndollars, une demi-douzaine de planteurs qui avaient sur ces terres des\ndroits réels ou supposés, tout cela n'a pas pris plus d'un mois.\n\n<< En janvier 1872, le territoire était déjà reconnu, mesuré, jalonné,\nsondé, et une armée de vingt mille coolies chinois, sous la direction\nde cinq cents contremaîtres et ingénieurs européens, était à l'oeuvre.\nDes affiches placardées dans tout l'Etat de Californie, un\nwagon-annonce ajouté en permanence au train rapide qui part tous les\nmatins de San Francisco pour traverser le continent américain, et une\nréclame quotidienne dans les vingt-trois journaux de cette ville,\navaient suffi pour assurer le recrutement des travailleurs. Il avait\nmême été inutile d'adopter le procédé de publicité en grand, par voie\nde lettres gigantesques sculptées sur les pics des montagnes Rocheuses,\nqu'une compagnie était venue offrir à prix réduits. Il faut dire aussi\nque l'affluence des coolies chinois dans l'Amérique occidentale jetait\nà ce moment une perturbation grave sur le marché des salaires.\nPlusieurs Etats avaient dû recourir, pour protéger les moyens\nd'existence de leurs propres habitants et pour empêcher des violences\nsanglantes, à une expulsion en masse de ces malheureux. La fondation de\nFrance- Ville vint à point pour les empêcher de périr. Leur\nrémunération uniforme fut fixée à un dollar par jour, qui ne devait\nleur être payé qu'après l'achèvement des travaux, et à des vivres en\nnature distribués par l'administration municipale. On évita ainsi le\ndésordre et les spéculations éhontées qui déshonorent trop souvent ces\ngrands déplacements de population. Le produit des travaux était déposé\ntoutes les semaines, en présence des délégués, à la grande Banque de\nSan Francisco, et chaque coolie devait s'engager, en le touchant, à ne\nplus revenir. Précaution indispensable pour se débarrasser d'une\npopulation jaune, qui n'aurait pas manqué de modifier d'une manière\nassez fâcheuse le type et le génie de la Cité nouvelle. Les fondateurs\ns'étant d'ailleurs réservé le droit d'accorder ou de refuser le permis\nde séjour, l'application de la mesure a été relativement aisée.\n\n<< La première grande entreprise a été l'établissement d'un\nembranchement ferré, reliant le territoire de la ville nouvelle au\ntronc du Pacific-Railroad et tombant à la ville de Sacramento. On eut\nsoin d'éviter tous les bouleversements de terres ou tranchées profondes\nqui auraient pu exercer sur la salubrité une influence fâcheuse. Ces\ntravaux et ceux du port furent poussés avec une activité\nextraordinaire. Dès le mois d'avril, le premier train direct de New\nYork amenait en gare de France-Ville les membres du comité, jusqu'à ce\njour restés en Europe.\n\n<< Dans cet intervalle, les plans généraux de la ville, le détail des\nhabitations et des monuments publics avaient été arrêtés.\n\n<< Ce n'étaient pas les matériaux qui manquaient : dès les premières\nnouvelles du projet, l'industrie américaine s'était empressée d'inonder\nles quais de France-Ville de tous les éléments imaginables de\nconstruction. Les fondateurs n'avaient que l'embarras du choix. Ils\ndécidèrent que la pierre de taille serait réservée pour les édifices\nnationaux et pour l'ornementation générale, tandis que les maisons\nseraient faites de briques. Non pas, bien entendu, de ces briques\ngrossièrement moulées avec un gâteau de terre plus ou moins bien cuit,\nmais de briques légères, parfaitement régulières de forme, de poids et\nde densité, transpercées dans le sens de leur longueur d'une série de\ntrous cylindriques et parallèles. Ces trous, assemblés bout à bout,\ndevaient former dans l'épaisseur de tous les murs des conduits ouverts\nà leurs deux extrémités, et permettre ainsi à l'air de circuler\nlibrement dans l'enveloppe extérieure des maisons, comme dans les\ncloisons internes.[Ces prescriptions, aussi bien que l'idée générale du\nBien-Etre, sont empruntées au savant docteur Benjamin Ward Richardson,\nmembre de la Société royale de Londres.] Cette disposition avait en\nmême temps le précieux avantage d'amortir les sons et de procurer à\nchaque appartement une indépendance complète.\n\n<< Le comité ne prétendait pas d'ailleurs imposer aux constructeurs un\ntype de maison. Il était plutôt l'adversaire de cette uniformité\nfatigante et insipide ; il s'était contenté de poser un certain nombre\nde règles fixes, auxquelles les architectes étaient tenus de se plier :\n\n<< 1° Chaque maison sera isolée dans un lot de terrain planté d'arbres,\nde gazon et de fleurs. Elle sera affectée à une seule famille.\n\n<< 2° Aucune maison n'aura plus de deux étages ; l'air et la lumière ne\ndoivent pas être accaparés par les uns au détriment des autres.\n\n<< 3° Toutes les maisons seront en façade à dix mètres en arrière de la\nrue, dont elles seront séparées par une grille à hauteur d'appui.\nL'intervalle entre la grille et la façade sera aménagé en parterre.\n\n<< 4° Les murs seront faits de briques tubulaires brevetées, conformes\nau modèle. Toute liberté est laissée aux architectes pour\nl'ornementation.\n\n<< 5° Les toits seront en terrasses, légèrement inclinés dans les\nquatre sens, couverts de bitume, bordés d'une galerie assez haute pour\nrendre les accidents impossibles, et soigneusement canalisés pour\nl'écoulement immédiat des eaux de pluie.\n\n<< 6° Toutes les maisons seront bâties sur une voûte de fondations,\nouverte de tous côtés, et formant sous le premier plan d'habitation un\nsous-sol d'aération en même temps qu'une halle. Les conduits à eau et\nles décharges y seront à découvert, appliqués au pilier central de la\nvoûte, de telle sorte qu'il soit toujours aisé d'en vérifier l'état,\net, en cas d'incendie, d'avoir immédiatement l'eau nécessaire. L'aire\nde cette halle, élevée de cinq à six centimètres au-dessus du niveau de\nla rue, sera proprement sablée. Une porte et un escalier spécial la\nmettront en communication directe avec les cuisines ou offices, et\ntoutes les transactions ménagères pourront s'opérer là sans blesser la\nvue ou l'odorat.\n\n<< 7° Les cuisines, offices ou dépendances seront, contrairement à\nl'usage ordinaire, placés à l'étage supérieur et en communication avec\nla terrasse, qui en deviendra ainsi la large annexe en plein air. Un\nélévateur, mû par une force mécanique, qui sera, comme la lumière\nartificielle et l'eau, mise à prix réduit à la disposition des\nhabitants, permettra aisément le transport de tous les fardeaux à cet\nétage.\n\n<< 8° Le plan des appartements est laissé à la fantaisie individuelle.\nMais deux dangereux éléments de maladie, véritables nids à miasmes et\nlaboratoires de poisons, en sont impitoyablement proscrits : les tapis\net les papiers peints. Les parquets, artistement construits de bois\nprécieux assemblés en mosaïques par d'habiles ébénistes, auraient tout\nà perdre à se cacher sous des lainages d'une propreté douteuse. Quant\naux murs, revêtus de briques vernies, ils présentent aux yeux l'éclat\net la variété des appartements intérieurs de Pompéi, avec un luxe de\ncouleurs et de durée que le papier peint, chargé de ses mille poisons\nsubtils, n'a jamais pu atteindre. On les lave comme on lave les glaces\net les vitres, comme on frotte les parquets et les plafonds. Pas un\ngerme morbide ne peut s'y mettre en embuscade.\n\n<< 9° Chaque chambre à coucher est distincte du cabinet de toilette. On\nne saurait trop recommander de faire de cette pièce, où se passe un\ntiers de la vie, la plus vaste, la plus aérée et en même temps la plus\nsimple. Elle ne doit servir qu'au sommeil : quatre chaises, un lit en\nfer, muni d'un sommier à jours et d'un matelas de laine fréquemment\nbattu, sont les seuls meubles nécessaires. Les édredons, couvre-pieds\npiqués et autres, alliés puissants des maladies épidémiques, en sont\nnaturellement exclus. De bonnes couvertures de laine, légères et\nchaudes, faciles à blanchir, suffisent amplement à les remplacer. Sans\nproscrire formellement les rideaux et les draperies, on doit conseiller\ndu moins de les choisir parmi les étoffes susceptibles de fréquents\nlavages.\n\n<< 10° Chaque pièce a sa cheminée chauffée, selon les goûts, au feu de\nbois ou de houille, mais à toute cheminée correspond une bouche d'appel\nd'air extérieur. Quant à la fumée, au lieu d'être expulsée par les\ntoits, elle s'engage à travers des conduits souterrains qui l'appellent\ndans des fourneaux spéciaux, établis, aux frais de la ville, en arrière\ndes maisons, à raison d'un fourneau pour deux cents habitants. Là, elle\nest dépouillée des particules de carbone qu'elle emporte, et déchargée\nà l'état incolore, à une hauteur de trente-cinq mètres, dans\nl'atmosphère.\n\n<< Telles sont les dix règles fixes, imposées pour la construction de\nchaque habitation particulière.\n\n<< Les dispositions générales ne sont pas moins soigneusement étudiées.\n\n<< Et d'abord le plan de la ville est essentiellement simple et\nrégulier, de manière à pouvoir se prêter à tous les développements. Les\nrues, croisées à angles droits, sont tracées à distances égales, de\nlargeur uniforme, plantées d'arbres et désignées par des numéros\nd'ordre.\n\n<< De demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus large d'un tiers,\nprend le nom de boulevard ou avenue, et présente sur un de ses côtés\nune tranchée à découvert pour les tramways et chemins de fer\nmétropolitains. A tous les carrefours, un jardin public est réservé et\norné de belles copies des chefs-d'oeuvre de la sculpture, en attendant\nque les artistes de France-Ville aient produit des morceaux originaux\ndignes de les remplacer.\n\n<< Toutes les industries et tous les commerces sont libres.\n\n<< Pour obtenir le droit de résidence à France-Ville, il suffit, mais\nil est nécessaire de donner de bonnes références, d'être apte à exercer\nune profession utile ou libérale, dans l'industrie, les sciences ou les\narts, de s'engager à observer les lois de la ville. Les existences\noisives n'y seraient pas tolérées.\n\n<< Les édifices publics sont déjà en grand nombre. Les plus importants\nsont la cathédrale, un certain nombre de chapelles, les musées, les\nbibliothèques, les écoles et les gymnases, aménagés avec un luxe et une\nentente des convenances hygiéniques véritablement dignes d'une grande\ncité.\n\n<< Inutile de dire que les enfants sont astreints dès l'âge de quatre\nans à suivre les exercices intellectuels et physiques, qui peuvent\nseuls développer leurs forces cérébrales et musculaires. On les habitue\ntous à une propreté si rigoureuse, qu'ils considèrent une tache sur\nleurs simples habits comme un déshonneur véritable.\n\n<< Cette question de la propreté individuelle et collective est du\nreste la préoccupation capitale des fondateurs de France-Ville.\nNettoyer, nettoyer sans cesse, détruire et annuler aussitôt qu'ils sont\nformés les miasmes qui émanent constamment d'une agglomération humaine,\ntelle est l'oeuvre principale du gouvernement central. A cet effet, les\nproduits des égouts sont centralisés hors de la ville, traités par des\nprocédés qui en permettent la condensation et le transport quotidien\ndans les campagnes.\n\n<< L'eau coule partout à flots. Les rues, pavées de bois bitumé, et les\ntrottoirs de pierre sont aussi brillants que le carreau d'une cour\nhollandaise. Les marchés alimentaires sont l'objet d'une surveillance\nincessante, et des peines sévères sont appliquées aux négociants qui\nosent spéculer sur la santé publique. Un marchand qui vend un oeuf\ngâté, une viande avariée, un litre de lait sophistiqué, est tout\nsimplement traité comme un empoisonneur qu'il est. Cette police\nsanitaire, si nécessaire et si délicate, est confiée à des hommes\nexpérimentés, à de véritables spécialistes, élevés à cet effet dans les\nécoles normales.\n\n<< Leur juridiction s'étend jusqu'aux blanchisseries mêmes, toutes\nétablies sur un grand pied, pourvues de machines à vapeur, de séchoirs\nartificiels et surtout de chambres désinfectantes. Aucun linge de corps\nne revient à son propriétaire sans avoir été véritablement blanchi à\nfond, et un soin spécial est pris de ne jamais réunir les envois de\ndeux familles distinctes. Cette simple précaution est d'un effet\nincalculable.\n\n<< Les hôpitaux sont peu nombreux, car le système de l'assistance à\ndomicile est général, et ils sont réservés aux étrangers sans asile et\nà quelques cas exceptionnels. Il est à peine besoin d'ajouter que\nl'idée de faire d'un hôpital un édifice plus grand que tous les autres\net d'entasser dans un même foyer d'infection sept à huit cents malades,\nn'a pu entrer dans la tête d'un fondateur de la cité modèle. Loin de\nchercher, par une étrange aberration, à réunir systématiquement\nplusieurs patients, on ne pense au contraire qu'à les isoler. C'est\nleur intérêt particulier aussi bien que celui du public. Dans chaque\nmaison, même, on recommande de tenir autant que possible le malade en\nun appartement distinct. Les hôpitaux ne sont que des constructions\nexceptionnelles et restreintes, pour l'accommodation temporaire de\nquelques cas pressants.\n\n<< Vingt, trente malades au plus, peuvent se trouver -- chacun ayant sa\nchambre particulière --, centralisés dans ces baraques légères, faites\nde bois de sapin, et qu'on brûle régulièrement tous les ans pour les\nrenouveler. Ces ambulances, fabriquées de toutes pièces sur un modèle\nspécial, ont d'ailleurs l'avantage de pouvoir être transportées à\nvolonté sur tel ou tel point de la ville, selon les besoins, et\nmultipliées autant qu'il est nécessaire.\n\n<< Une innovation ingénieuse, rattachée à ce service, est celle d'un\ncorps de gardes-malades éprouvées, dressées spécialement à ce métier\ntout spécial, et tenues par l'administration centrale à la disposition\ndu public. Ces femmes, choisies avec discernement, sont pour les\nmédecins les auxiliaires les plus précieux et les plus dévoués. Elles\napportent au sein des familles les connaissances pratiques si\nnécessaires et si souvent absentes au moment du danger, et elles ont\npour mission d'empêcher la propagation de la maladie en même temps\nqu'elles soignent le malade.\n\n<< On ne finirait pas si l'on voulait énumérer tous les\nperfectionnements hygiéniques que les fondateurs de la ville nouvelle\nont inaugurés. Chaque citoyen reçoit à son arrivée une petite brochure,\noù les principes les plus importants d'une vie réglée selon la science\nsont exposés dans un langage simple et clair.\n\n<< Il y voit que l'équilibre parfait de toutes ses fonctions est une\ndes nécessités de la santé ; que le travail et le repos sont également\nindispensables à ses organes ; que la fatigue est nécessaire à son\ncerveau comme à ses muscles ; que les neuf dixièmes des maladies sont\ndues à la contagion transmise par l'air ou les aliments. Il ne saurait\ndonc entourer sa demeure et sa personne de trop de \"quarantaines\"\nsanitaires. Eviter l'usage des poisons excitants, pratiquer les\nexercices du corps, accomplir consciencieusement tous les jours une\ntâche fonctionnelle, boire de la bonne eau pure, manger des viandes et\ndes légumes sains et simplement préparés, dormir régulièrement sept à\nhuit heures par nuit, tel est l'ABC de la santé.\n\n<< Partis des premiers principes posés par les fondateurs, nous en\nsommes venus insensiblement à parler de cette cité singulière comme\nd'une ville achevée. C'est qu'en effet, les premières maisons une fois\nbâties, les autres sont sorties de terre comme par enchantement. Il\nfaut avoir visité le Far West pour se rendre compte de ces\nefflorescences urbaines. Encore désert au mois de janvier 1872,\nl'emplacement choisi comptait déjà six mille maisons en 1873. Il en\npossédait neuf mille et tous ses édifices au complet en 1874.\n\n<< Il faut dire que la spéculation a eu sa part dans ce succès inouï.\nConstruites en grand sur des terrains immenses et sans valeur au début,\nles maisons étaient livrées à des prix très modérés et louées à des\nconditions très modestes. L'absence de tout octroi, l'indépendance\npolitique de ce petit territoire isolé, l'attrait de la nouveauté, la\ndouceur du climat ont contribué à appeler l'émigration. A l'heure qu'il\nest, France-Ville compte près de cent mille habitants.\n\n<< Ce qui vaut mieux et ce qui peut seul nous intéresser, c'est que\nl'expérience sanitaire est des plus concluantes. Tandis que la\nmortalité annuelle, dans les villes les plus favorisées de la vieille\nEurope ou du Nouveau Monde, n'est jamais sensiblement descendue\nau-dessous de trois pour cent, à France-Ville la moyenne de ces cinq\ndernières années n'est que de un et demi. Encore ce chiffre est-il\ngrossi par une petite épidémie de fièvre paludéenne qui a signalé la\npremière campagne. Celui de l'an dernier, pris séparément, n'est que de\nun et quart. Circonstance plus importante encore : à quelques\nexceptions près, toutes les morts actuellement enregistrées ont été\ndues à des affections spécifiques et la plupart héréditaires. Les\nmaladies accidentelles ont été à la fois infiniment plus rares, plus\nlimitées et moins dangereuses que dans aucun autre milieu. Quant aux\népidémies proprement dites, on n'en a point vu.\n\n<< Les développements de cette tentative seront intéressants à suivre.\nIl sera curieux, notamment, de rechercher si l'influence d'un régime\naussi scientifique sur toute la durée d'une génération, à plus forte\nraison de plusieurs générations, ne pourrait pas amortir les\nprédispositions morbides héréditaires.\n\n<< \"Il n'est assurément pas outrecuidant de l'espérer, a écrit un des\nfondateurs de cette étonnante agglomération, et, dans ce cas, quelle ne\nserait pas la grandeur du résultat ! Les hommes vivant jusqu'à quatre-\nvingt-dix ou cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la\nplupart des animaux, comme les plantes ! \"\n\n<< Un tel rêve a de quoi séduire !\n\n<< S'il nous est permis, toutefois, d'exprimer notre opinion sincère,\nnous n'avons qu'une foi médiocre dans le succès définitif de\nl'expérience. Nous y apercevons un vice originel et vraisemblablement\nfatal, qui est de se trouver aux mains d'un comité où l'élément latin\ndomine et dont l'élément germanique a été systématiquement exclu. C'est\nlà un fâcheux symptôme. Depuis que le monde existe, il ne s'est rien\nfait de durable que par l'Allemagne, et il ne se fera rien sans elle de\ndéfinitif. Les fondateurs de France-Ville auront bien pu déblayer le\nterrain, élucider quelques points spéciaux ; mais ce n'est pas encore\nsur ce point de l'Amérique, c'est aux bords de la Syrie que nous\nverrons s'élever un jour la vraie cité modèle. >>\n\nXI UN DINER CHEZ LE DOCTEUR SARRASIN\n\nLe 13 septembre -- quelques heures seulement avant l'instant fixé par\nHerr Schultze pour la destruction de France-Ville --, ni le gouverneur\nni aucun des habitants ne se doutaient encore de l'effroyable danger\nqui les menaçait.\n\nIl était sept heures du soir.\n\nCachée dans d'épais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité\ns'allongeait gracieusement au pied des Cascade-Mounts et présentait ses\nquais de marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les\ncaresser sans bruit. Les rues, arrosées avec soin, rafraîchies par la\nbrise, offraient aux yeux le spectacle le plus riant et le plus animé.\nLes arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les pelouses\nverdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles,\nexhalaient toutes à la fois leurs parfums. Les maisons souriaient,\ncalmes et coquettes dans leur blancheur. L'air était tiède, le ciel\nbleu comme la mer, qu'on voyait miroiter au bout des longues avenues.\n\nUn voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de l'air de\nsanté des habitants, de l'activité qui régnait dans les rues. On\nfermait justement les académies de peinture, de musique, de sculpture,\nla bibliothèque, qui étaient réunies dans le même quartier et où\nd'excellents cours publics étaient organisés par sections peu\nnombreuses, -- ce qui permettait à chaque élève de s'approprier à lui\nseul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces\nétablissements, occasionna pendant quelques instants un certain\nencombrement ; mais aucune exclamation d'impatience, aucun cri ne se\nfit entendre. L'aspect général était tout de calme et de satisfaction.\n\nC'était non au centre de la ville, mais sur le bord du Pacifique que la\nfamille Sarrasin avait bâti sa demeure. Là, tout d'abord -- car cette\nmaison fut construite une des premières --, le docteur était venu\ns'établir définitivement avec sa femme et sa fille Jeanne.\n\nOctave, le millionnaire improvisé, avait voulu rester à Paris, mais il\nn'avait plus Marcel pour lui servir de mentor.\n\nLes deux amis s'étaient presque perdus de vue depuis l'époque où ils\nhabitaient ensemble la rue du Roi-de-Sicile. Lorsque le docteur avait\némigré avec sa femme et sa fille à la côte de l'Oregon, Octave était\nresté maître de lui-même. Il avait bientôt été entraîné fort loin de\nl'école, où son père avait voulu lui faire continuer ses études, et il\navait échoué au dernier examen, d'où son ami était sorti avec le numéro\nun.\n\nJusque-là, Marcel avait été la boussole du pauvre Octave, incapable de\nse conduire lui-même. Lorsque le jeune Alsacien fut parti, son camarade\nd'enfance finit peu à peu par mener à Paris ce qu'on appelle la vie à\ngrandes guides. Le mot était, dans le cas présent, d'autant plus juste\nque la sienne se passait en grande partie sur le siège élevé d'un\nénorme coach à quatre chevaux, perpétuellement en voyage entre l'avenue\nMarigny, où il avait pris un appartement, et les divers champs de\ncourses de la banlieue. Octave Sarrasin, qui, trois mois plus tôt,\nsavait à peine rester en selle sur les chevaux de manège qu'il louait à\nl'heure, était devenu subitement un des hommes de France les plus\nprofondément versés dans les mystères de l'hippologie. Son érudition\nétait empruntée à un groom anglais qu'il avait attaché à son service et\nqui le dominait entièrement par l'étendue de ses connaissances\nspéciales.\n\nLes tailleurs, les selliers et les bottiers se partageaient ses\nmatinées. Ses soirées appartenaient aux petits théâtres et aux salons\nd'un cercle, tout flambant neuf, qui venait de s'ouvrir au coin de la\nrue Tronchet, et qu'Octave avait choisi parce que le monde qu'il y\ntrouvait rendait à son argent un hommage que ses seuls mérites\nn'avaient pas rencontré ailleurs. Ce monde lui paraissait l'idéal de la\ndistinction. Chose particulière, la liste, somptueusement encadrée, qui\nfigurait dans le salon d'attente, ne portait guère que des noms\nétrangers. Les titres foisonnaient, et l'on aurait pu se croire, du\nmoins en les énumérant, dans l'antichambre d'un collège héraldique.\nMais, si l'on pénétrait plus avant, on pensait plutôt se trouver dans\nune exposition vivante d'ethnologie. Tous les gros nez et tous les\nteints bilieux des deux mondes semblaient s'être donné rendez-vous là.\nSupérieurement habillés, du reste, ces personnages cosmopolites,\nquoiqu'un goût marqué pour les étoffes blanchâtres révélât l'éternelle\naspiration des races jaune ou noire vers la couleur des << faces pâles\n>>.\n\nOctave Sarrasin paraissait un jeune dieu au milieu de ces bimanes. On\ncitait ses mots, on copiait ses cravates, on acceptait ses jugements\ncomme articles de foi. Et lui, enivré de cet encens, ne s'apercevait\npas qu'il perdait régulièrement tout son argent au baccara et aux\ncourses. Peut-être certains membres du club, en leur qualité\nd'Orientaux, pensaient-ils avoir des droits à l'héritage de la Bégum.\nEn tout cas, ils savaient l'attirer dans leurs poches par un mouvement\nlent, mais continu.\n\nDans cette existence nouvelle, les liens qui attachaient Octave à\nMarcel Bruckmann s'étaient vite relâchés. A peine, de loin en loin, les\ndeux camarades échangeaient-ils une lettre. Que pouvait-il y avoir de\ncommun entre l'âpre travailleur, uniquement occupé d'amener son\nintelligence à un degré supérieur de culture et de force, et le joli\ngarçon, tout gonflé de son opulence, l'esprit rempli de ses histoires\nde club et d'écurie ?\n\nOn sait comment Marcel quitta Paris, d'abord pour observer les\nagissements de Herr Schultze, qui venait de fonder Stahlstadt, une\nrivale de France-Ville, sur le même terrain indépendant des Etats-\nUnis, puis pour entrer au service du Roi de l'Acier.\n\nPendant deux ans, Octave mena cette vie d'inutile et de dissipé. Enfin,\nl'ennui de ces choses creuses le prit, et, un beau jour, après quelques\nmillions dévorés, il rejoignit son père, -- ce qui le sauva d'une ruine\nmenaçante, encore plus morale que physique. A cette époque, il\ndemeurait donc à France-Ville dans la maison du docteur.\n\nSa soeur Jeanne, à en juger du moins par l'apparence, était alors une\nexquise jeune fille de dix-neuf ans, à laquelle son séjour de quatre\nannées dans sa nouvelle patrie avait donné toutes les qualités\naméricaines, ajoutées à toutes les grâces françaises. Sa mère disait\nparfois qu'elle n'avait jamais soupçonné, avant de l'avoir pour\ncompagne de tous les instants, le charme de l'intimité absolue.\n\nQuant à Mme Sarrasin, depuis le retour de l'enfant prodigue, son\ndauphin, le fils aîné de ses espérances, elle était aussi complètement\nheureuse qu'on peut l'être ici-bas, car elle s'associait à tout le bien\nque son mari pouvait faire et faisait, grâce à son immense fortune.\n\nCe soir-là, le docteur Sarrasin avait reçu, à sa table, deux de ses\nplus intimes amis, le colonel Hendon, un vieux débris de la guerre de\nSécession, qui avait laissé un bras à Pittsburgh et une oreille à\nSeven- Oaks, mais qui n'en tenait pas moins sa partie tout comme un\nautre à la table d'échecs ; puis M. Lentz, directeur général de\nl'enseignement dans la nouvelle cité.\n\nLa conversation roulait sur les projets de l'administration de la\nville, sur les résultats déjà obtenus dans les établissements publics\nde toute nature, institutions, hôpitaux, caisses de secours mutuel.\n\nM. Lentz, selon le programme du docteur, dans lequel l'enseignement\nreligieux n'était pas oublié, avait fondé plusieurs écoles primaires où\nles soins du maître tendaient à développer l'esprit de l'enfant en le\nsoumettant à une gymnastique intellectuelle, calculée de manière à\nsuivre l'évolution naturelle de ses facultés. On lui apprenait à aimer\nune science avant de s'en bourrer, évitant ce savoir qui, dit\nMontaigne, << nage en la superficie de la cervelle >>, ne pénètre pas\nl'entendement, ne rend ni plus sage ni meilleur. Plus tard, une\nintelligence bien préparée saurait, elle-même, choisir sa route et la\nsuivre avec fruit.\n\nLes soins d'hygiène étaient au premier rang dans une éducation si bien\nordonnée. C'est que l'homme, corps et esprit, doit être également\nassuré de ces deux serviteurs ; si l'un fait défaut, il en souffre, et\nl'esprit à lui seul succomberait bientôt.\n\nA cette époque, France-Ville avait atteint le plus haut degré de\nprospérité, non seulement matérielle, mais intellectuelle. Là, dans des\ncongrès, se réunissaient les plus illustres savants des deux mondes.\nDes artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, attirés par la\nréputation de cette cité, y affluaient. Sous ces maîtres étudiaient de\njeunes Francevillais, qui promettaient d'illustrer un jour ce coin de\nla terre américaine. Il était donc permis de prévoir que cette nouvelle\nAthènes, française d'origine, deviendrait avant peu la première des\ncités.\n\nIl faut dire aussi que l'éducation militaire des élèves se faisait dans\nles Lycées concurremment avec l'éducation civile. En en sortant, les\njeunes gens connaissaient, avec le maniement des armes, les premiers\néléments de stratégie et de tactique.\n\nAussi, le colonel Hendon, lorsqu'on fut sur ce chapitre, déclara-t-il\nqu'il était enchanté de toutes ses recrues.\n\n<< Elles sont, dit-il, déjà accoutumées aux marches forcées, à la\nfatigue, à tous les exercices du corps. Notre armée se compose de tous\nles citoyens, et tous, le jour où il le faudra, se trouveront soldats\naguerris et disciplinés. >>\n\nFrance-Ville avait bien les meilleures relations avec tous les Etats\nvoisins, car elle avait saisi toutes les occasions de les obliger ;\nmais l'ingratitude parle si haut, dans les questions d'intérêt, que le\ndocteur et ses amis n'avaient pas perdu de vue la maxime : Aide-toi, le\nCiel t'aidera ! et ils ne voulaient compter que sur eux-mêmes.\n\nOn était à la fin du dîner ; le dessert venait d'être enlevé, et, selon\nl'habitude anglo-saxonne qui avait prévalu, les dames venaient de\nquitter la table.\n\nLe docteur Sarrasin, Octave, le colonel Hendon et M. Lentz continuaient\nla conversation commencée, et entamaient les plus hautes questions\nd'économie politique, lorsqu'un domestique entra et remit au docteur\nson journal.\n\nC'était le _New York Herald_. Cette honorable feuille s'était toujours\nmontrée extrêmement favorable à la fondation puis au développement de\nFrance-Ville, et les notables de la cité avaient l'habitude de chercher\ndans ses colonnes les variations possibles de l'opinion publique aux\nEtats-Unis à leur égard. Cette agglomération de gens heureux, libres,\nindépendants, sur ce petit territoire neutre, avait fait bien des\nenvieux, et si les Francevillais avaient en Amérique des partisans pour\nles défendre, il se trouvait des ennemis pour les attaquer. En tout\ncas, le _New York Herald_ était pour eux, et il ne cessait de leur\ndonner des marques d'admiration et d'estime.\n\nLe docteur Sarrasin, tout en causant, avait déchiré la bande du journal\net jeté machinalement les yeux sur le premier article.\n\nQuelle fut donc sa stupéfaction à la lecture des quelques lignes\nsuivantes, qu'il lut à voix basse d'abord, à voix haute ensuite, pour\nla plus grande surprise et la plus profonde indignation de ses amis :\n\n<< _New York, 8 septembre._ -- Un violent attentat contre le droit des\ngens va prochainement s'accomplir. Nous apprenons de source certaine\nque de formidables armements se font à Stahlstadt dans le but\nd'attaquer et de détruire France-Ville, la cité d'origine française.\nNous ne savons si les Etats-Unis pourront et devront intervenir dans\ncette lutte qui mettra encore aux prises les races latine et saxonne ;\nmais nous dénonçons aux honnêtes gens cet odieux abus de la force. Que\nFrance-Ville ne perde pas une heure pour se mettre en état de\ndéfense... etc. >>\n\nXII LE CONSEIL\n\nCe n'était pas un secret, cette haine du Roi de l'Acier pour l'oeuvre\ndu docteur Sarrasin. On savait qu'il était venu élever cité contre\ncité. Mais de là à se ruer sur une ville paisible, à la détruire par un\ncoup de force, on devait croire qu'il y avait loin. Cependant,\nl'article du _New York Herald_ était positif. Les correspondants de ce\npuissant journal avaient pénétré les desseins de Herr Schultze, et --\nils le disaient --, il n'y avait pas une heure à perdre !\n\nLe digne docteur resta d'abord confondu. Comme toutes les âmes\nhonnêtes, il se refusait aussi longtemps qu'il le pouvait à croire le\nmal. Il lui semblait impossible qu'on pût pousser la perversité jusqu'à\nvouloir détruire, sans motif ou par pure fanfaronnade, une cité qui\nétait en quelque sorte la propriété commune de l'humanité.\n\n<< Pensez donc que notre moyenne de mortalité ne sera pas cette année\nde un et quart pour cent ! s'écria-t-il naïvement, que nous n'avons pas\nun garçon de dix ans qui ne sache lire, qu'il ne s'est pas commis un\nmeurtre ni un vol depuis la fondation de France-Ville ! Et des barbares\nviendraient anéantir à son début une expérience si heureuse ! Non ! Je\nne peux pas admettre qu'un chimiste, qu'un savant, fût-il cent fois\ngermain, en soit capable ! >>\n\nIl fallut bien, cependant, se rendre aux témoignages d'un journal tout\ndévoué à l'oeuvre du docteur et aviser sans retard. Ce premier moment\nd'abattement passé, le docteur Sarrasin, redevenu maître de lui-même,\ns'adressa à ses amis :\n\n<< Messieurs, leur dit-il, vous êtes membres du Conseil civique, et il\nvous appartient comme à moi de prendre toutes les mesures nécessaires\npour le salut de la ville. Qu'avons nous à faire tout d'abord ?\n\n-- Y a-t-il possibilité d'arrangement ? dit M. Lentz. Peut-on\nhonorablement éviter la guerre ?\n\n-- C'est impossible, répliqua Octave. Il est évident que Herr Schultze\nla veut à tout prix. Sa haine ne transigera pas !\n\n-- Soit ! s'écria le docteur. On s'arrangera pour être en mesure de lui\nrépondre. Pensez-vous, colonel, qu'il y ait un moyen de résister aux\ncanons de Stahlstadt ?\n\n-- Toute force humaine peut être efficacement combattue par une autre\nforce humaine, répondit le colonel Hendon, mais il ne faut pas songer à\nnous défendre par les mêmes moyens et les mêmes armes dont Herr\nSchultze se servira pour nous attaquer. La construction d'engins de\nguerre capables de lutter avec les siens exigerait un temps très long,\net je ne sais, d'ailleurs, si nous réussirions à les fabriquer, puisque\nles ateliers spéciaux nous manquent. Nous n'avons donc qu'une chance de\nsalut : empêcher l'ennemi d'arriver jusqu'à nous, et rendre\nl'investissement impossible.\n\n-- Je vais immédiatement convoquer le Conseil >>, dit le docteur\nSarrasin.\n\nLe docteur précéda ses hôtes dans son cabinet de travail.\n\nC'était une pièce simplement meublée, dont trois côtés étaient couverts\npar des rayons chargés de livres, tandis que le quatrième présentait,\nau-dessous de quelques tableaux et d'objets d'art, une rangée de\npavillons numérotés, pareils à des cornets acoustiques.\n\n<< Grâce au téléphone, dit-il, nous pouvons tenir conseil à\nFrance-Ville en restant chacun chez soi. >>\n\nLe docteur toucha un timbre avertisseur, qui communiqua instantanément\nson appel au logis de tous les membres du Conseil. En moins de trois\nminutes, le mot << présent ! >> apporté successivement par chaque fil\nde communication, annonça que le Conseil était en séance.\n\nLe docteur se plaça alors devant le pavillon de son appareil\nexpéditeur, agita une sonnette et dit :\n\n<< La séance est ouverte... La parole est à mon honorable ami le\ncolonel Hendon, pour faire au Conseil civique une communication de la\nplus haute gravité. >>\n\nLe colonel se plaça à son tour devant le téléphone, et, après avoir lu\nl'article du New York Herald, il demanda que les premières mesures\nfussent immédiatement prises.\n\nA peine avait-il conclu que le numéro 6 lui posa une question :\n\n<< Le colonel croyait-il la défense possible, au cas où les moyens sur\nlesquels il comptait pour empêcher l'ennemi d'arriver n'y auraient pas\nréussi ? >>\n\nLe colonel Hendon répondit affirmativement. La question et la réponse\nétaient parvenues instantanément à chaque membre invisible du Conseil\ncomme les explications qui les avaient précédées.\n\nLe numéro 7 demanda combien de temps, à son estime, les Francevillais\navaient pour se préparer.\n\n<< Le colonel ne le savait pas, mais il fallait agir comme s'ils\ndevaient être attaqués avant quinze jours.\n\nLe numéro 2 : << Faut-il attendre l'attaque ou croyez-vous préférable\nde la prévenir ?\n\n-- Il faut tout faire pour la prévenir, répondit le colonel, et, si\nnous sommes menacés d'un débarquement, faire sauter les navires de Herr\nSchultze avec nos torpilles. >> Sur cette proposition, le docteur\nSarrasin offrit d'appeler en conseil les chimistes les plus distingués,\nainsi que les officiers d'artillerie les plus expérimentés, et de leur\nconfier le soin d'examiner les projets que le colonel Hendon avait à\nleur soumettre.\n\nQuestion du numéro 1 :\n\n<< Quelle est la somme nécessaire pour commencer immédiatement les\ntravaux de défense ?\n\n-- Il faudrait pouvoir disposer de quinze à vingt millions de dollars.\n>>\n\nLe numéro 4 : << Je propose de convoquer immédiatement l'assemblée\nplénière des citoyens. >>\n\nLe président Sarrasin : << Je mets aux voix la proposition. >>\n\nDeux coups de timbre, frappés dans chaque téléphone, annoncèrent\nqu'elle était adoptée à l'unanimité.\n\nIl était huit heures et demie. Le Conseil civique n'avait pas duré dix-\nhuit minutes et n'avait dérangé personne.\n\nL'assemblée populaire fut convoquée par un moyen aussi simple et\npresque aussi expéditif. A peine le docteur Sarrasin eut-il communiqué\nle vote du Conseil à l'hôtel de ville, toujours par l'intermédiaire de\nson téléphone, qu'un carillon électrique se mit en mouvement au sommet\nde chacune des colonnes placées dans les deux cent quatre-vingts\ncarrefours de la ville. Ces colonnes étaient surmontées de cadrans\nlumineux dont les aiguilles, mues par l'électricité, s'étaient aussitôt\narrêtées sur huit heures et demie, -- heure de la convocation.\n\nTous les habitants, avertis à la fois par cet appel bruyant qui se\nprolongea pendant plus d'un quart d'heure, s'empressèrent de sortir ou\nde lever la tête vers le cadran le plus voisin, et, constatant qu'un\ndevoir national les appelait à la halle municipale, ils s'empressèrent\nde s'y rendre.\n\nA l'heure dite, c'est-à-dire en moins de quarante-cinq minutes,\nl'assemblée était au complet. Le docteur Sarrasin se trouvait déjà à la\nplace d'honneur, entouré de tout le Conseil. Le colonel Hendon\nattendait, au pied de la tribune, que la parole lui fût donnée.\n\nLa plupart des citoyens savaient déjà la nouvelle qui motivait le\nmeeting. En effet, la discussion du Conseil civique, automatiquement\nsténographiée par le téléphone de l'hôtel de ville, avait été\nimmédiatement envoyée aux journaux, qui en avaient fait l'objet d'une\nédition spéciale, placardée sous forme d'affiches.\n\nLa halle municipale était une immense nef à toit de verre, où l'air\ncirculait librement, et dans laquelle la lumière tombait à flots d'un\ncordon de gaz qui dessinait les arêtes de la voûte.\n\nLa foule était debout, calme, peu bruyante. Les visages étaient gais.\nLa plénitude de la santé, l'habitude d'une vie pleine et régulière, la\nconscience de sa propre force mettaient chacun au-dessus de toute\némotion désordonnée d'alarme ou de colère.\n\nA peine le président eut-il touché la sonnette, à huit heures et demie\nprécises, qu'un silence profond s'établit.\n\nLe colonel monta à la tribune.\n\nLà, dans une langue sobre et forte, sans ornements inutiles et\nprétentions oratoires -- la langue des gens qui, sachant ce qu'ils\ndisent, énoncent clairement les choses parce qu'ils les comprennent\nbien --, le colonel Hendon raconta la haine invétérée de Herr Schultze\ncontre la France, contre Sarrasin et son oeuvre, les préparatifs\nformidables qu'annonçait le New York Herald, destinés à détruire\nFrance-Ville et ses habitants.\n\n<< C'était à eux de choisir le parti qu'ils croyaient le meilleur à\nprendre, poursuivit-il. Bien des gens sans courage et sans patriotisme\naimeraient peut-être mieux céder le terrain, et laisser les agresseurs\ns'emparer de la patrie nouvelle. Mais le colonel était sûr d'avance que\ndes propositions si pusillanimes ne trouveraient pas d'écho parmi ses\nconcitoyens. Les hommes qui avaient su comprendre la grandeur du but\npoursuivi par les fondateurs de la cité modèle, les hommes qui avaient\nsu en accepter les lois, étaient nécessairement des gens de coeur et\nd'intelligence. Représentants sincères et militants du progrès, ils\nvoudraient tout faire pour sauver cette ville incomparable, monument\nglorieux élevé à l'art d'améliorer le sort de l'homme ! Leur devoir\nétait donc de donner leur vie pour la cause qu'ils représentaient. >>\n\nUne immense salve d'applaudissements accueillit cette péroraison.\n\nPlusieurs orateurs vinrent appuyer la motion du colonel Hendon.\n\nLe docteur Sarrasin, ayant fait valoir alors la nécessité de constituer\nsans délai un Conseil de défense, chargé de prendre toutes les mesures\nurgentes, en s'entourant du secret indispensable aux opérations\nmilitaires, la proposition fut adoptée.\n\nSéance tenante, un membre du Conseil civique suggéra la convenance de\nvoter un crédit provisoire de cinq millions de dollars, destinés aux\npremiers travaux. Toutes les mains se levèrent pour ratifier la mesure.\n\nA dix heures vingt-cinq minutes, le meeting était terminé, et les\nhabitants de France-Ville, s'étant donné des chefs, allaient se\nretirer, lorsqu'un incident inattendu se produisit.\n\nLa tribune, libre depuis un instant, venait d'être occupée par un\ninconnu de l'aspect le plus étrange.\n\nCet homme avait surgi là comme par magie. Sa figure énergique portait\nles marques d'une surexcitation effroyable, mais son attitude était\ncalme et résolue. Ses vêtements à demi collés à son corps et encore\nsouillés de vase, son front ensanglanté, disaient qu'il venait de\npasser par de terribles épreuves.\n\nA sa vue, tous s'étaient arrêtés. D'un geste impérieux, l'inconnu avait\ncommandé à tous l'immobilité et le silence.\n\nQui était-il ? D'où venait-il ? Personne, pas même le docteur Sarrasin,\nne songea à le lui demander.\n\nD'ailleurs, on fut bientôt fixé sur sa personnalité.\n\n<< Je viens de m'échapper de Stahlstadt, dit-il. Herr Schultze m'avait\ncondamné à mort. Dieu a permis que j'arrivasse jusqu'à vous assez à\ntemps pour tenter de vous sauver. Je ne suis pas un inconnu pour tout\nle monde ici. Mon vénéré maître, le docteur Sarrasin, pourra vous dire,\nje l'espère qu'en dépit de l'apparence qui me rend méconnaissable même\npour lui, on peut avoir quelque confiance dans Marcel Bruckmann !\n\n- Marcel ! >> s'étaient écriés à la fois le docteur et Octave.\n\nTous deux allaient se précipiter vers lui...\n\nUn nouveau geste les arrêta.\n\nC'était Marcel, en effet, miraculeusement sauvé. Après qu'il eut forcé\nla grille du canal, au moment où il tombait presque asphyxié, le\ncourant l'avait entraîné comme un corps sans vie. Mais, par bonheur,\ncette grille fermait l'enceinte même de Stahlstadt, et, deux minutes\naprès, Marcel était jeté au-dehors, sur la berge de la rivière, libre\nenfin, s'il revenait à la vie !\n\nPendant de longues heures, le courageux jeune homme était resté étendu\nsans mouvement, au milieu de cette sombre nuit, dans cette campagne\ndéserte, loin de tout secours.\n\nLorsqu'il avait repris ses sens, il faisait jour. Il s'était alors\nsouvenu !... Grâce à Dieu, il était donc enfin hors de la maudite\nStahlstadt ! Il n'était plus prisonnier. Toute sa pensée se concentra\nsur le docteur Sarrasin, ses amis, ses concitoyens !\n\n<< Eux ! eux ! >> s'écria-t-il alors.\n\nPar un suprême effort, Marcel parvint à se remettre sur pied.\n\nDix lieues le séparaient de France-Ville, dix lieues à faire, sans\nrailway, sans voiture, sans cheval, à travers cette campagne qui était\ncomme abandonnée autour de la farouche Cité de l'Acier. Ces dix lieues,\nil les franchit sans prendre un instant de repos, et, à dix heures et\nquart, il arrivait aux premières maisons de la cité du docteur Sarrasin.\n\nLes affiches qui couvraient les murs lui apprirent tout. Il comprit que\nles habitants étaient prévenus du danger qui les menaçait ; mais il\ncomprit aussi qu'ils ne savaient ni combien ce danger était immédiat,\nni surtout de quelle étrange nature il pouvait être.\n\nLa catastrophe préméditée par Herr Schultze devait se produire ce\nsoir-là, à onze heures quarante-cinq... Il était dix heures un quart.\n\nUn dernier effort restait à faire. Marcel traversa la ville tout d'un\nélan, et, à dix heures vingt-cinq minutes, au moment où l'assemblée\nallait se retirer, il escaladait la tribune.\n\n<< Ce n'est pas dans un mois, mes amis, s'écria-t-il, ni même dans huit\njours, que le premier danger peut vous atteindre ! Avant une heure, une\ncatastrophe sans précédent, une pluie de fer et de feu va tomber sur\nvotre ville. Un engin digne de l'enfer, et qui porte à dix lieues, est,\nà l'heure où je parle, braqué contre elle. Je l'ai vu. Que les femmes\net les enfants cherchent donc un abri au fond des caves qui présentent\nquelques garanties de solidité, ou qu'ils sortent de la ville à\nl'instant pour chercher un refuge dans la montagne ! Que les hommes\nvalides se préparent pour combattre le feu par tous les moyens\npossibles ! Le feu, voilà pour le moment votre seul ennemi ! Ni armées\nni soldats ne marchent encore contre vous. L'adversaire qui vous menace\na dédaigné les moyens d'attaque ordinaires. Si les plans, si les\ncalculs d'un homme dont la puissance pour le mal vous est connue se\nréalisent, si Herr Schultze ne s'est pas pour la première fois trompé,\nc'est sur cent points à la fois que l'incendie va se déclarer\nsubitement dans France-Ville ! C'est sur cent points différents qu'il\ns'agira de faire tout à l'heure face aux flammes ! Quoi qu'il en doive\nadvenir, c'est tout d'abord la population qu'il faut sauver, car enfin,\ncelles de vos maisons, ceux de vos monuments qu'on ne pourra préserver,\ndût même la ville entière être détruite, l'or et le temps pourront les\nrebâtir ! >>\n\nEn Europe, on eût pris Marcel pour un fou. Mais ce n'est pas en\nAmérique qu'on s'aviserait de nier les miracles de la science, même les\nplus inattendus. On écouta le jeune ingénieur, et, sur l'avis du\ndocteur Sarrasin, on le crut.\n\nLa foule, subjuguée plus encore par l'accent de l'orateur que par ses\nparoles, lui obéit sans même songer à les discuter. Le docteur\nrépondait de Marcel Bruckmann. Cela suffisait.\n\nDes ordres furent immédiatement donnés, et des messagers partirent dans\ntoutes les directions pour les répandre.\n\nQuant aux habitants de la ville, les uns, rentrant dans leur demeure,\ndescendirent dans les caves, résignés à subir les horreurs d'un\nbombardement ; les autres, à pied, à cheval, en voiture, gagnèrent la\ncampagne et tournèrent les premières rampes des Cascade-Mounts. Pendant\nce temps et en toute hâte, les hommes valides réunissaient sur la\ngrande place et sur quelques points indiqués par le docteur tout ce qui\npouvait servir à combattre le feu, c'est-à-dire de l'eau, de la terre,\ndu sable.\n\nCependant, à la salle des séances, la délibération continuait à l'état\nde dialogue.\n\nMais il semblait alors que Marcel fût obsédé par une idée qui ne\nlaissait place à aucune autre dans son cerveau. Il ne parlait plus, et\nses lèvres murmuraient ces seuls mots :\n\n<< A onze heures quarante-cinq ! Est-ce bien possible que ce Schultze\nmaudit ait raison de nous par son exécrable invention ?... >>\n\nTout à coup, Marcel tira un carnet de sa poche. Il fit le geste d'un\nhomme qui demande le silence, et, le crayon à la main, il traça d'une\nmain fébrile quelques chiffres sur une des pages de son carnet. Et\nalors, on vit peu à peu son front s'éclairer, sa figure devenir\nrayonnante :\n\n<< Ah ! mes amis ! s'écria-t-il, mes amis ! Ou les chiffres que voici\nsont menteurs, ou tout ce que nous redoutons va s'évanouir comme un\ncauchemar devant l'évidence d'un problème de balistique dont je\ncherchais en vain la solution ! Herr Schultze s'est trompé ! Le danger\ndont il nous menace n'est qu'un rêve ! Pour une fois, sa science est en\ndéfaut ! Rien de ce qu'il a annoncé n'arrivera, ne peut arriver ! Son\nformidable obus passera au-dessus de France-Ville sans y toucher, et,\ns'il reste à craindre quelque chose, ce n'est que pour l'avenir ! >>\n\nQue voulait dire Marcel ? On ne pouvait le comprendre !\n\nMais alors, le jeune Alsacien exposa le résultat du calcul qu'il venait\nenfin de résoudre. Sa voix nette et vibrante déduisit sa démonstration\nde façon à la rendre lumineuse pour les ignorants eux-mêmes. C'était la\nclarté succédant aux ténèbres, le calme à l'angoisse. Non seulement le\nprojectile ne toucherait pas à la cité du docteur, mais il ne\ntoucherait à << rien du tout >>. Il était destiné à se perdre dans\nl'espace !\n\nLe docteur Sarrasin approuvait du geste l'exposé des calculs de Marcel,\nlorsque, tout d'un coup, dirigeant son doigt vers le cadran lumineux de\nla salle :\n\n<< Dans trois minutes, dit-il, nous saurons qui de Schultze ou de\nMarcel Bruckmann a raison ! Quoi qu'il en soit, mes amis, ne regrettons\naucune des précautions prises et ne négligeons rien de ce qui peut\ndéjouer les inventions de notre ennemi. Son coup, s'il doit manquer,\ncomme Marcel vient de nous en donner l'espoir, ne sera pas le dernier !\nLa haine de Schultze ne saurait se tenir pour battue et s'arrêter\ndevant un échec !\n\n- Venez ! >> s'écria Marcel.\n\nEt tous le suivirent sur la grande place.\n\nLes trois minutes s'écoulèrent. Onze heures quarante-cinq sonnèrent à\nl'horloge !...\n\nQuatre secondes après, une masse sombre passait dans les hauteurs du\nciel, et, rapide comme la pensée, se perdait bien au-delà de la ville\navec un sifflement sinistre.\n\n<< Bon voyage ! s'écria Marcel, en éclatant de rire. Avec cette vitesse\ninitiale, l'obus de Herr Schultze qui a dépassé, maintenant, les\nlimites de l'atmosphère, ne peut plus retomber sur le sol terrestre ! >>\n\nDeux minutes plus tard, une détonation se faisait entendre, comme un\nbruit sourd, qu'on eût cru sorti des entrailles de la terre !\n\nC'était le bruit du canon de la Tour du Taureau, et ce bruit arrivait\nen retard de cent treize secondes sur le projectile qui se déplaçait\navec une vitesse de cent cinquante lieues à la minute.\n\nXIII MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT\n\n<< France-Ville, 14 septembre.\n\n<< Il me paraît convenable d'informer le Roi de l'Acier que j'ai passé\nfort heureusement, avant-hier soir, la frontière de ses possessions,\npréférant mon salut à celui du modèle du canon Schultze.\n\n<< En vous présentant mes adieux, je manquerais à tous mes devoirs, si\nje ne vous faisais pas connaître, à mon tour, mes secrets ; mais, soyez\ntranquille, vous n'en paierez pas la connaissance de votre vie.\n\n<< Je ne m'appelle pas Schwartz, et je ne suis pas suisse. Je suis\nalsacien. Mon nom est Marcel Bruckmann. Je suis un ingénieur passable,\ns'il faut vous en croire, mais, avant tout, je suis français. Vous vous\nêtes fait l'ennemi implacable de mon pays, de mes amis, de ma famille.\nVous nourrissiez d'odieux projets contre tout ce que j'aime. J'ai tout\nosé, j'ai tout fait pour les connaître ! Je ferai tout pour les déjouer.\n\n<< Je m'empresse de vous faire savoir que votre premier coup n'a pas\nporté, que votre but, grâce à Dieu, n'a pas été atteint, et qu'il ne\npouvait pas l'être ! Votre canon n'en est pas moins un canon archi-\nmerveilleux, mais les projectiles qu'il lance sous une telle charge de\npoudre, et ceux qu'il pourrait lancer, ne feront de mal à personne !\nIls ne tomberont jamais nulle part. Je l'avais pressenti, et c'est\naujourd'hui, à votre plus grande gloire, un fait acquis, que Herr\nSchultze a inventé un canon terrible... entièrement inoffensif.\n\n<< C'est donc avec plaisir que vous apprendrez que nous avons vu votre\nobus trop perfectionné passer hier soir, à onze heures quarante-cinq\nminutes et quatre secondes, au-dessus de notre ville. Il se dirigeait\nvers l'ouest, circulant dans le vide, et il continuera à graviter ainsi\njusqu'à la fin des siècles. Un projectile, animé d'une vitesse initiale\nvingt fois supérieure à la vitesse actuelle, soit dix mille mètres à la\nseconde, ne peut plus \"tomber\" ! Son mouvement de translation, combiné\navec l'attraction terrestre, en fait un mobile destiné à toujours\ncirculer autour de notre globe.\n\n<< Vous auriez dû ne pas l'ignorer.\n\n<< J'espère, en outre, que le canon de la Tour du Taureau est\nabsolument détérioré par ce premier essai ; mais ce n'est pas payer\ntrop cher, deux cent mille dollars, l'agrément d'avoir doté le monde\nplanétaire d'un nouvel astre, et la Terre d'un second satellite.\n\n<< Marcel BRUCKMANN. >>\n\nUn exprès partit immédiatement de France-Ville pour Stahlstadt. On\npardonnera à Marcel de n'avoir pu se refuser la satisfaction\ngouailleuse de faire parvenir sans délai cette lettre à Herr Schultze.\n\nMarcel avait en effet raison lorsqu'il disait que le fameux obus, animé\nde cette vitesse et circulant au-delà de la couche atmosphérique, ne\ntomberait plus sur la surface de la terre, -- raison aussi quant il\nespérait que, sous cette énorme charge de pyroxyle, le canon de la Tour\ndu Taureau devait être hors d'usage.\n\nCe fut une rude déconvenue pour Herr Schultze, un échec terrible à son\nindomptable amour-propre, que la réception de cette lettre. En la\nlisant, il devint livide, et, après l'avoir lue, sa tête tomba sur sa\npoitrine comme s'il avait reçu un coup de massue. Il ne sortit de cet\nétat de prostration qu'au bout d'un quart d'heure, mais par quelle\ncolère !\n\nArminius et Sigimer seuls auraient pu dire ce qu'en furent les éclats !\n\nCependant, Herr Schultze n'était pas homme à s'avouer vaincu. C'est une\nlutte sans merci qui allait s'engager entre lui et Marcel. Ne lui\nrestait-il pas ses obus chargés d'acide carbonique liquide, que des\ncanons moins puissants, mais plus pratiques, pourraient lancer à courte\ndistance ?\n\nApaisé par un effort soudain, le Roi de l'Acier était rentré dans son\ncabinet et avait repris son travail.\n\nIl était clair que France-Ville, plus menacée que jamais, ne devait\nrien négliger pour se mettre en état de défense.\n\nXIV BRANLE-BAS DE COMBAT\n\nSi le danger n'était plus imminent, il était toujours grave. Marcel fit\nconnaître au docteur Sarrasin et à ses amis tout ce qu'il savait des\npréparatifs de Herr Schultze et de ses engins de destruction. Dès le\nlendemain, le Conseil de défense, auquel il prit part, s'occupa de\ndiscuter un plan de résistance et d'en préparer l'exécution.\n\nEn tout ceci, Marcel fut bien secondé par Octave, qu'il trouva\nmoralement changé et bien à son avantage.\n\nQuelles furent les résolutions prises ? Personne n'en sut le détail.\nLes principes généraux furent seuls systématiquement communiqués à la\npresse et répandus dans le public. Il n'était pas malaisé d'y\nreconnaître la main pratique de Marcel.\n\n<< Dans toute défense, se disait-on par la ville, la grande affaire est\nde bien connaître les forces de l'ennemi et d'adapter le système de\nrésistance à ces forces mêmes. Sans doute, les canons de Herr Schultze\nsont formidables. Mieux vaut pourtant avoir en face de soi ces canons,\ndont on sait le nombre, le calibre, la portée et les effets, que\nd'avoir à lutter contre des engins mal connus. >>\n\nLe tout était d'empêcher l'investissement de la ville, soit par terre,\nsoit par mer.\n\nC'est cette question qu'étudiait avec activité le Conseil de défense,\net, le jour où une affiche annonça que le problème était résolu,\npersonne n'en douta. Les citoyens accoururent se proposer en masse pour\nexécuter les travaux nécessaires. Aucun emploi n'était dédaigné, qui\ndevait contribuer à l'oeuvre de défense. Des hommes de tout âge, de\ntoute position, se faisaient simples ouvriers en cette circonstance. Le\ntravail était conduit rapidement et gaiement. Des approvisionnements de\nvivres suffisants pour deux ans furent emmagasinés dans la ville. La\nhouille et le fer arrivèrent aussi en quantités considérables : le fer,\nmatière première de l'armement ; la houille, réservoir de chaleur et de\nmouvement, indispensables à la lutte.\n\nMais, en même temps que la houille et le fer, s'entassaient sur les\nplaces, des piles gigantesques de sacs de farine et de quartiers de\nviande fumée, des meules de fromages, des montagnes de conserves\nalimentaires et de légumes desséchés s'amoncelaient dans les halles\ntransformées en magasins. Des troupeaux nombreux étaient parqués dans\nles jardins qui faisaient de France-Ville une vaste pelouse.\n\nEnfin, lorsque parut le décret de mobilisation de tous les hommes en\nétat de porter les armes, l'enthousiasme qui l'accueillit témoigna une\nfois de plus des excellentes dispositions de ces soldats citoyens.\nEquipés simplement de vareuses de laine, pantalons de toile et demi-\nbottes, coiffés d'un bon chapeau de cuir bouilli, armés de fusils\nWerder, ils manoeuvraient dans les avenues.\n\nDes essaims de coolies remuaient la terre, creusaient des fossés,\nélevaient des retranchements et des redoutes sur tous les points\nfavorables. La fonte des pièces d'artillerie avait commencé et fut\npoussée avec activité. Une circonstance très favorable à ces travaux\nétait qu'on put utiliser le grand nombre de fourneaux fumivores que\npossédait la ville et qu'il fut aisé de transformer en fours de fonte.\n\nAu milieu de ce mouvement incessant, Marcel se montrait infatigable. Il\nétait partout, et partout à la hauteur de sa tâche. Qu'une difficulté\nthéorique ou pratique se présentât, il savait immédiatement la\nrésoudre. Au besoin, il retroussait ses manches et montrait un procédé\nexpéditif, un tour de main rapide. Aussi son autorité était-elle\nacceptée sans murmure et ses ordres toujours ponctuellement exécutés.\n\nAuprès de lui, Octave faisait de son mieux. Si, tout d'abord, il\ns'était promis de bien garnir son uniforme de galons d'or, il y\nrenonça, comprenant qu'il ne devait rien être, pour commencer, qu'un\nsimple soldat.\n\nAussi prit-il rang dans le bataillon qu'on lui assigna et sut-il s'y\nconduire en soldat modèle. A ceux qui firent d'abord mine de le\nplaindre :\n\n<< A chacun selon ses mérites, répondit-il. Je n'aurais peut-être pas\nsu commander !... C'est le moins que j'apprenne à obéir ! >>\n\nUne nouvelle -- fausse il est vrai -- vint tout à coup imprimer aux\ntravaux de défense une impulsion plus vive encore. Herr Schultze,\ndisait-on, cherchait à négocier avec des compagnies maritimes pour le\ntransport de ses canons. A partir de ce moment, les << canards >> se\nsuccédèrent tous les jours. C'était tantôt la flotte schultzienne qui\navait mis le cap sur France-Ville, tantôt le chemin de fer de\nSacramento qui avait été coupé par des << uhlans >>, tombés du ciel\napparemment.\n\nMais ces rumeurs, aussitôt contredites, étaient inventées à plaisir par\ndes chroniqueurs aux abois dans le but d'entretenir la curiosité de\nleurs lecteurs. La vérité, c'est que Stahlstadt ne donnait pas signe de\nvie.\n\nCe silence absolu, tout en laissant à Marcel le temps de compléter ses\ntravaux de défense, n'était pas sans l'inquiéter quelque peu dans ses\nrares instants de loisir.\n\n<< Est-ce que ce brigand aurait changé ses batteries et me préparerait\nquelque nouveau tour de sa façon ? >> se demandait-il parfois.\n\nMais le plan, soit d'arrêter les navires ennemis, soit d'empêcher\nl'investissement, promettait de répondre à tout, et Marcel, en ses\nmoments d'inquiétude, redoublait encore d'activité.\n\nSon unique plaisir et son unique repos, après une laborieuse journée,\nétait l'heure rapide qu'il passait tous les soirs dans le salon de Mme\nSarrasin.\n\nLe docteur avait exigé, dès les premiers jours, qu'il vînt\nhabituellement dîner chez lui, sauf dans le cas où il en serait empêché\npar un autre engagement ; mais, par un phénomène singulier, le cas d'un\nengagement assez séduisant pour que Marcel renonçât à ce privilège ne\ns'était pas encore présenté. L'éternelle partie d'échecs du docteur\navec le colonel Hendon n'offrait cependant pas un intérêt assez\npalpitant pour expliquer cette assiduité. Force est donc de penser\nqu'un autre charme agissait sur Marcel, et peut-être pourra-t- on en\nsoupçonner la nature, quoique, assurément, il ne la soupçonnât pas\nencore lui-même, en observant l'intérêt que semblaient avoir pour lui\nses causeries du soir avec Mme Sarrasin et Mlle Jeanne, lorsqu'ils\nétaient tous trois assis près de la grande table sur laquelle les deux\nvaillantes femmes préparaient ce qui pouvait être nécessaire au service\nfutur des ambulances.\n\n<< Est-ce que ces nouveaux boulons d'acier vaudront mieux que ceux dont\nvous nous aviez montré le dessin ? demandait Jeanne, qui s'intéressait\nà tous les travaux de la défense.\n\n-- Sans nul doute, mademoiselle, répondait Marcel.\n\n-- Ah ! j'en suis bien heureuse ! Mais que le moindre détail industriel\nreprésente de recherche et de peine !... Vous me disiez que le génie a\ncreusé hier cinq cents nouveaux mètres de fossés ? C'est beaucoup,\nn'est-ce pas ?\n\n-- Mais non, ce n'est même pas assez ! De ce train-là nous n'aurons pas\nterminé l'enceinte à la fin du mois.\n\n-- Je voudrais bien la voir finie, et que ces affreux Schultziens\narrivassent ! Les hommes sont bien heureux de pouvoir agir et se rendre\nutiles. L'attente est ainsi moins longue pour eux que pour nous, qui ne\nsommes bonnes à rien.\n\n-- Bonnes à rien ! s'écriait Marcel, d'ordinaire plus calme, bonnes à\nrien. Et pour qui donc, selon vous, ces braves gens, qui ont tout\nquitté pour devenir soldats, pour qui donc travaillent-ils, sinon pour\nassurer le repos et le bonheur de leurs mères, de leurs femmes, de\nleurs fiancées ? Leur ardeur, à tous, d'où leur vient-elle, sinon de\nvous, et à qui ferez vous remonter cet amour du sacrifice, sinon... >>\n\nSur ce mot, Marcel, un peu confus, s'arrêta. Mlle Jeanne n'insista pas,\net ce fut la bonne Mme Sarrasin qui fut obligée de fermer la\ndiscussion, en disant au jeune homme que l'amour du devoir suffisait\nsans doute à expliquer le zèle du plus grand nombre.\n\nEt lorsque Marcel, rappelé par la tâche impitoyable, pressé d'aller\nachever un projet ou un devis, s'arrachait à regret à cette douce\ncauserie, il emportait avec lui l'inébranlable résolution de sauver\nFrance-Ville et le moindre de ses habitants.\n\nIl ne s'attendait guère à ce qui allait arriver, et, cependant, c'était\nla conséquence naturelle, inéluctable, de cet état de choses contre\nnature, de cette concentration de tous en un seul, qui était la loi\nfondamentale de la Cité de l'Acier.\n\nXV LA BOURSE DE SAN FRANCISCO\n\nLa Bourse de San Francisco, expression condensée et en quelque sorte\nalgébrique d'un immense mouvement industriel et commercial, est l'une\ndes plus animées et des plus étranges du monde. Par une conséquence\nnaturelle de la position géographique de la capitale de la Californie,\nelle participe du caractère cosmopolite, qui est un de ses traits les\nplus marqués. Sous ses portiques de beau granit rouge, le Saxon aux\ncheveux blonds, à la taille élevée, coudoie le Celte au teint mat, aux\ncheveux plus foncés, aux membres plus souples et plus fins. Le Nègre y\nrencontre le Finnois et l'Indu. Le Polynésien y voit avec surprise le\nGroenlandais. Le Chinois aux yeux obliques, à la natte soigneusement\ntressée, y lutte de finesse avec le Japonais, son ennemi historique.\nToutes les langues, tous les dialectes, tous les jargons s'y heurtent\ncomme dans une Babel moderne.\n\nL'ouverture du marché du 12 octobre, à cette Bourse unique au monde, ne\nprésenta rien d'extraordinaire. Comme onze heures approchaient, on vit\nles principaux courtiers et agents d'affaires s'aborder gaiement ou\ngravement, selon leurs tempéraments particuliers, échanger des poignées\nde main, se diriger vers la buvette et préluder, par des libations\npropitiatoires, aux opérations de la journée. Ils allèrent, un à un,\nouvrir la petite porte de cuivre des casiers numérotés qui reçoivent,\ndans le vestibule, la correspondance des abonnés, en tirer d'énormes\npaquets de lettres et les parcourir d'un oeil distrait.\n\nBientôt, les premiers cours du jour se formèrent, en même temps que la\nfoule affairée grossissait insensiblement. Un léger brouhaha s'éleva\ndes groupes, de plus en plus nombreux.\n\nLes dépêches télégraphiques commencèrent alors à pleuvoir de tous les\npoints du globe. Il ne se passait guère de minute sans qu'une bande de\npapier bleu, lue à tue-tête au milieu de la tempête des voix, vînt\ns'ajouter sur la muraille du nord à la collection des télégrammes\nplacardés par les gardes de la Bourse.\n\nL'intensité du mouvement croissait de minute en minute. Des commis\nentraient en courant, repartaient, se précipitaient vers le bureau\ntélégraphique, apportaient des réponses. Tous les carnets étaient\nouverts, annotés, raturés, déchirés. Une sorte de folie contagieuse\nsemblait avoir pris possession de la foule, lorsque, vers une heure,\nquelque chose de mystérieux sembla passer comme un frisson à travers\nces groupes agités.\n\nUne nouvelle étonnante, inattendue, incroyable, venait d'être apportée\npar l'un des associés de la Banque du Far West et circulait avec la\nrapidité de l'éclair.\n\nLes uns disaient :\n\n<< Quelle plaisanterie !... C'est une manoeuvre ! Comment admettre une\nbourde pareille ?\n\n-- Eh ! eh ! faisaient les autres, il n'y a pas de fumée sans feu !\n\n-- Est-ce qu'on sombre dans une situation comme celle-là ?\n\n-- On sombre dans toutes les situations !\n\n-- Mais, monsieur, les immeubles seuls et l'outillage représentent plus\nde quatre-vingts millions de dollars ! s'écriait celui-ci.\n\n-- Sans compter les fontes et aciers, approvisionnements et produits\nfabriqués ! répliquait celui-là.\n\n-- Parbleu ! c'est ce que je disais ! Schultze est bon pour\nquatre-vingt- dix millions de dollars, et je me charge de les réaliser\nquand on voudra sur son actif !\n\n-- Enfin, comment expliquez-vous cette suspension de paiements ?\n\n-- Je ne me l'explique pas du tout !... Je n'y crois pas !\n\n-- Comme si ces choses-là n'arrivaient pas tous les jours et aux\nmaisons réputées les plus solides !\n\n-- Stahlstadt n'est pas une maison, c'est une ville !\n\n-- Après tout, il est impossible que ce soit fini ! Une compagnie ne\npeut manquer de se former pour reprendre ses affaires !\n\n-- Mais pourquoi diable Schultze ne l'a-t-il pas formée, avant de se\nlaisser protester ?\n\n-- Justement, monsieur, c'est tellement absurde que cela ne supporte\npas l'examen ! C'est purement et simplement une fausse nouvelle,\nprobablement lancée par Nash, qui a terriblement besoin d'une hausse\nsur les aciers !\n\n-- Pas du tout une fausse nouvelle ! Non seulement Schultze est en\nfaillite, mais il est en fuite !\n\n-- Allons donc !\n\n-- En fuite, monsieur. Le télégramme qui le dit vient d'être placardé à\nl'instant ! >>\n\nUne formidable vague humaine roula vers le cadre des dépêches. La\ndernière bande de papier bleu était libellée en ces termes :\n\n<< _New York_, 12 heures 10 minutes. -- Central-Bank. Usine Stahlstadt.\nPaiements suspendus. Passif connu : quarante-sept millions de dollars.\nSchultze disparu. >>\n\nCette fois, il n'y avait plus à douter, quelque surprenante que fût la\nnouvelle, et les hypothèses commencèrent à se donner carrière.\n\nA deux heures, les listes de faillites secondaires entraînées par celle\nde Herr Schultze, commencèrent à inonder la place. C'était la\nMining-Bank de New York qui perdait le plus ; la maison Westerley et\nfils, de Chicago, qui se trouvait impliquée pour sept millions de\ndollars ; la maison Milwaukee, de Buffalo, pour cinq millions ; la\nBanque industrielle, de San Francisco, pour un million et demi ; puis\nle menu fretin des maisons de troisième ordre.\n\nD'autre part, et sans attendre ces nouvelles, les contrecoups naturels\nde l'événement se déchaînaient avec fureur.\n\nLe marché de San Francisco, si lourd le matin, à dire d'experts, ne\nl'était certes pas à deux heures ! Quels soubresauts ! quelles hausses\n! quel déchaînement effréné de la spéculation !\n\nHausse sur les aciers, qui montent de minute en minute ! Hausse sur les\nhouilles ! Hausse sur les actions de toutes les fonderies de l'Union\naméricaine ! Hausse sur les produits fabriqués de tout genre de\nl'industrie du fer ! Hausse aussi sur les terrains de France-Ville.\nTombés à zéro, disparus de la cote, depuis la déclaration de guerre,\nils se trouvèrent subitement portés à cent quatre-vingts dollars l'âcre\ndemandé !\n\nDès le soir même, les boutiques à nouvelles furent prises d'assaut.\nMais le _Herald_ comme la _Tribune_, l'_Alto_ comme le _Guardian_,\nl'_Echo_ comme le _Globe_, eurent beau inscrire en caractères\ngigantesques les maigres informations qu'ils avaient pu recueillir, ces\ninformations se réduisaient, en somme, presque à néant.\n\nTout ce qu'on savait, c'est que, le 25 septembre, une traite de huit\nmillions de dollars, acceptée par Herr Schultze, tirée par Jackson,\nElder & Co, de Buffalo, ayant été présentée à Schring, Strauss & Co,\nbanquiers du Roi de l'Acier, à New York, ces messieurs avaient constaté\nque la balance portée au crédit de leur client était insuffisante pour\nparer à cet énorme paiement, et lui avaient immédiatement donné avis\ntélégraphique du fait, sans recevoir de réponse ; qu'ils avaient alors\nrecouru à leurs livres et constaté avec stupéfaction que, depuis treize\njours, aucune lettre et aucune valeur ne leur étaient parvenues de\nStahlstadt ; qu'à dater de ce moment les traites et les chèques tirés\npar Herr Schultze sur leur caisse s'étaient accumulés quotidiennement\npour subir le sort commun et retourner à leur lieu d'origine avec la\nmention << No effects >> (pas de fonds).\n\nPendant quatre jours, les demandes de renseignements les télégrammes\ninquiets, les questions furieuses, s'étaient abattus d'une part sur la\nmaison de banque, de l'autre sur Stahlstadt.\n\nEnfin, une réponse décisive était arrivée.\n\n<< Herr Schultze disparu depuis le 17 septembre, disait le télégramme.\nPersonne ne peut donner la moindre lueur sur ce mystère. Il n'a pas\nlaissé d'ordres, et les caisses de secteur sont vides. >>\n\nDès lors, il n'avait plus été possible de dissimuler la vérité. Des\ncréanciers principaux avaient pris peur et déposé leurs effets au\ntribunal de commerce. La déconfiture s'était dessinée en quelques\nheures avec la rapidité de la foudre, entraînant avec elle son cortège\nde ruines secondaires. A midi, le 13 octobre, le total des créances\nconnues était de quarante-sept millions de dollars. Tout faisait\nprévoir que, avec les créances complémentaires, le passif approcherait\nde soixante millions.\n\nVoilà ce qu'on savait et ce que tous les journaux racontaient, à\nquelques amplifications près. Il va sans dire qu'ils annonçaient tous\npour le lendemain les renseignements les plus inédits et les plus\nspéciaux.\n\nEt, de fait, il n'en était pas un qui n'eût dès la première heure\nexpédié ses correspondants sur les routes de Stahlstadt.\n\nDès le 14 octobre au soir, la Cité de l'Acier s'était vue investie par\nune véritable armée de reporters, le carnet ouvert et le crayon au\nvent. Mais cette armée vint se briser comme une vague contre l'enceinte\nextérieure de Stahlstadt. La consigne était toujours maintenue, et les\nreporters eurent beau mettre en oeuvre tous les moyens possibles de\nséduction, il leur fut impossible de la faire plier.\n\nIls purent, toutefois, constater que les ouvriers ne savaient rien et\nque rien n'était changé dans la routine de leur section. Les\ncontremaîtres avaient seulement annoncé la veille, par ordre supérieur,\nqu'il n'y avait plus de fonds aux caisses particulières, ni\nd'instructions venues du Bloc central, et qu'en conséquence les travaux\nseraient suspendus le samedi suivant, sauf avis contraire.\n\nTout cela, au lieu d'éclairer la situation, ne faisait que la\ncompliquer. Que Herr Schultze eût disparu depuis près d'un mois, cela\nne faisait doute pour personne. Mais quelle était la cause et la portée\nde cette disparition, c'est ce que personne ne savait. Une vague\nimpression que le mystérieux personnage allait reparaître d'une minute\nà l'autre dominait encore obscurément les inquiétudes.\n\nA l'usine, pendant les premiers jours, les travaux avaient continué\ncomme à l'ordinaire, en vertu de la vitesse acquise. Chacun avait\npoursuivi sa tâche partielle dans l'horizon limité de sa section. Les\ncaisses particulières avaient payé les salaires tous les samedis. La\ncaisse principale avait fait face jusqu'à ce jour aux nécessités\nlocales. Mais la centralisation était poussée à Stahlstadt à un trop\nhaut degré de perfection, le maître s'était réservé une trop absolue\nsurintendance de toutes les affaires, pour que son absence n'entraînât\npas, dans un temps très court, un arrêt forcé de la machine. C'est\nainsi que, du 17 septembre, jour où pour la dernière fois, le Roi de\nl'Acier avait signé des ordres, jusqu'au 13 octobre, où la nouvelle de\nla suspension des paiements avait éclaté comme un coup de foudre, des\nmilliers de lettres -- un grand nombre contenaient certainement des\nvaleurs considérables --, passées par la poste de Stahlstadt, avaient\nété déposées à la boîte du Bloc central, et, sans nul doute, étaient\narrivées au cabinet de Herr Schultze. Mais lui seul se réservait le\ndroit de les ouvrir, de les annoter d'un coup de crayon rouge et d'en\ntransmettre le contenu au caissier principal.\n\nLes fonctionnaires les plus élevés de l'usine n'auraient jamais songé\nseulement à sortir de leurs attributions régulières. Investis en face\nde leurs subordonnés d'un pouvoir presque absolu, ils étaient chacun,\nvis-à-vis de Herr Schultze -- et même vis-à-vis de son souvenir --,\ncomme autant d'instruments sans autorité, sans initiative, sans voix au\nchapitre. Chacun s'était donc cantonné dans la responsabilité étroite\nde son mandat, avait attendu, temporisé, << vu venir >> les événements.\n\nA la fin, les événements étaient venus. Cette situation singulière\ns'était prolongée jusqu'au moment où les principales maisons\nintéressées, subitement saisies d'alarme, avaient télégraphié,\nsollicité une réponse, réclamé, protesté, enfin pris leurs précautions\nlégales. Il avait fallu du temps pour en arriver là. On ne se décida\npas aisément à soupçonner une prospérité si notoire de n'avoir que des\npieds d'argile. Mais le fait était maintenant patent : Herr Schultze\ns'était dérobé à ses créanciers.\n\nC'est tout ce que les reporters purent arriver à savoir. Le célèbre\nMeiklejohn lui-même, illustre pour avoir réussi à soutirer des aveux\npolitiques au président Grant l'homme le plus taciturne de son siècle,\nl'infatigable Blunderbuss, fameux pour avoir le premier, lui simple\ncorrespondant du _World_, annoncé au tsar la grosse nouvelle de la\ncapitulation de Plewna, ces grands hommes du reportage n'avaient pas\nété cette fois plus heureux que leurs confrères. Ils étaient obligés de\ns'avouer à eux-mêmes que la _Tribune_ et le _World_ ne pourraient\nencore donner le dernier mot de la faillite Schultze.\n\nCe qui faisait de ce sinistre industriel un événement presque unique,\nc'était cette situation bizarre de Stahlstadt, cet état de ville\nindépendante et isolée qui ne permettait aucune enquête régulière et\nlégale. La signature de Herr Schultze était, il est vrai, protestée à\nNew York, et ses créanciers avaient toute raison de penser que l'actif\nreprésenté par l'usine pouvait suffire dans une certaine mesure à les\nindemniser. Mais à quel tribunal s'adresser pour en obtenir la saisie\nou la mise sous séquestre ? Stahlstadt était restée un territoire\nspécial, non classé encore, où tout appartenait à Herr Schultze. Si\nseulement il avait laissé un représentant, un conseil d'administration,\nun substitut ! Mais rien, pas même un tribunal, pas même un conseil\njudiciaire ! Il était à lui seul le roi, le grand juge, le général en\nchef, le notaire, l'avoué, le tribunal de commerce de sa ville. Il\navait réalisé en sa personne l'idéal de la centralisation. Aussi, lui\nabsent, on se trouvait en face du néant pur et simple, et tout cet\nédifice formidable s'écroulait comme un château de cartes.\n\nEn toute autre situation, les créanciers auraient pu former un\nsyndicat, se substituer à Herr Schultze, étendre la main sur son actif,\ns'emparer de la direction des affaires. Selon toute apparence, ils\nauraient reconnu qu'il ne manquait, pour faire fonctionner la machine,\nqu'un peu d'argent peut-être et un pouvoir régulateur.\n\nMais rien de tout cela n'était possible. L'instrument légal faisait\ndéfaut pour opérer cette substitution. On se trouvait arrêté par une\nbarrière morale, plus infranchissable, s'il est possible, que les\ncirconvallations élevées autour de la Cité de l'Acier. Les infortunés\ncréanciers voyaient le gage de leur créance, et ils se trouvaient dans\nl'impossibilité de le saisir.\n\nTout ce qu'ils purent faire fut de se réunir en assemblée générale, de\nse concerter et d'adresser une requête au Congrès pour lui demander de\nprendre leur cause en main, d'épouser les intérêts de ses nationaux, de\nprononcer l'annexion de Stahlstadt au territoire américain et de faire\nrentrer ainsi cette création monstrueuse dans le droit commun de la\ncivilisation. Plusieurs membres du Congrès étaient personnellement\nintéressés dans l'affaire ; la requête, par plus d'un côté, séduisait\nle caractère américain, et il y avait lieu de penser qu'elle serait\ncouronnée d'un plein succès. Malheureusement, le Congrès n'était pas en\nsession, et de longs délais étaient à redouter avant que l'affaire pût\nlui être soumise.\n\nEn attendant ce moment, rien n'allait plus à Stahlstadt et les\nfourneaux s'éteignaient un à un.\n\nAussi la consternation était-elle profonde dans cette population de dix\nmille familles qui vivaient de l'usine. Mais que faire ? Continuer le\ntravail sur la foi d'un salaire qui mettrait peut-être six mois à\nvenir, ou qui ne viendrait pas du tout ? Personne n'en était d'avis.\nQuel travail, d'ailleurs ? La source des commandes s'était tarie en\nmême temps que les autres. Tous les clients de Herr Schultze\nattendaient pour reprendre leurs relations, la solution légale. Les\nchefs de section, ingénieurs et contremaîtres, privés d'ordres, ne\npouvaient agir.\n\nIl y eut des réunions, des meetings, des discours, des projets. Il n'y\neut pas de plan arrêté, parce qu'il n'y en avait pas de possible. Le\nchômage entraîna bientôt avec lui son cortège de misères, de désespoirs\net de vices. L'atelier vide, le cabaret se remplissait. Pour chaque\ncheminée qui avait cessé de fumer à l'usine, on vit naître un cabaret\ndans les villages d'alentour.\n\nLes plus sages des ouvriers, les plus avisés, ceux qui avaient su\nprévoir les jours difficiles, épargner une réserve, se hâtèrent de fuir\navec armes et bagages, -- les outils, la literie, chère au coeur de la\nménagère, et les enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui\nse révélait à eux par la portière du wagon. Ils partirent, ceux-là,\ns'éparpillèrent aux quatre coins de l'horizon, eurent bientôt retrouvé,\nl'un à l'est, celui-ci au sud, celui-là au nord, une autre usine, une\nautre enclume, un autre foyer...\n\nMais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce rêve, combien en\nétait-il que la misère clouait à la glèbe ! Ceux-là restèrent, l'oeil\ncave et le coeur navré !\n\nIls restèrent, vendant leurs pauvres hardes à cette nuée d'oiseaux de\nproie à face humaine qui s'abat d'instinct sur tous les grands\ndésastres, acculés en quelques jours aux expédients suprêmes, bientôt\nprivés de crédit comme de salaire, d'espoir comme de travail, et voyant\ns'allonger devant eux, noir comme l'hiver qui allait s'ouvrir, un\navenir de misère !\n\nXVI DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE\n\nLorsque la nouvelle de la disparition de Schultze arriva à\nFrance-Ville, le premier mot de Marcel avait été :\n\n<< Si ce n'était qu'une ruse de guerre ? >>\n\nSans doute, à la réflexion, il s'était bien dit que les résultats d'une\ntelle ruse eussent été si graves pour Stahlstadt, qu'en bonne logique\nl'hypothèse était inadmissible. Mais il s'était dit encore que la haine\nne raisonne pas, et que la haine exaspérée d'un homme tel que Herr\nSchultze devait, à un moment donné, le rendre capable de tout sacrifier\nà sa passion. Quoi qu'il en pût être, cependant, il fallait rester sur\nle qui-vive.\n\nA sa requête, le Conseil de défense rédigea immédiatement une\nproclamation pour exhorter les habitants à se tenir en garde contre les\nfausses nouvelles semées par l'ennemi dans le but d'endormir sa\nvigilance.\n\nLes travaux et les exercices poussés avec plus d'ardeur que jamais,\naccentuèrent la réplique que France-Ville jugea convenable d'adresser à\nce qui pouvait à toute force n'être qu'une manoeuvre de Herr Schultze.\nMais les détails, vrais ou faux, apportés par les journaux de San\nFrancisco, de Chicago et de New York, les conséquences financières et\ncommerciales de la catastrophe de Stahlstadt, tout cet ensemble de\npreuves insaisissables, séparément sans force, si puissantes par leur\naccumulation, ne permit plus de doute...\n\nUn beau matin, la cité du docteur se réveilla définitivement sauvée,\ncomme un dormeur qui échappe à un mauvais rêve par le simple fait de\nson réveil. Oui ! France-Ville était évidemment hors de danger, sans\navoir eu à coup férir, et ce fut Marcel, arrivé à une conviction\nabsolue, qui lui en donna la nouvelle par tous les moyens de publicité\ndont il disposait.\n\nCe fut alors un mouvement universel de détente et de soulagement. On se\nserrait les mains, on se félicitait, on s'invitait à dîner. Les femmes\nexhibaient de fraîches toilettes, les hommes se donnaient momentanément\ncongé d'exercices, de manoeuvres et de travaux. Tout le monde était\nrassuré, satisfait, rayonnant. On aurait dit une ville de convalescents.\n\nMais, le plus content de tous, c'était sans contredit le docteur\nSarrasin. Le digne homme se sentait responsable du sort de tous ceux\nqui étaient venus avec confiance se fixer sur son territoire et se\nmettre sous sa protection. Depuis un mois, la crainte de les avoir\nentraînés à leur perte, lui qui n'avait en vue que leur bonheur, ne lui\navait pas laissé un moment de repos. Enfin, il était déchargé d'une si\nterrible inquiétude et respirait à l'aise.\n\nCependant, le danger commun avait uni plus intimement tous les\ncitoyens. Dans toutes les classes, on s'était rapproché davantage, on\ns'était reconnus frères, animés de sentiments semblables, touchés par\nles mêmes intérêts. Chacun avait senti s'agiter dans son coeur un être\nnouveau. Désormais, pour les habitants de France-Ville, la << patrie >>\nétait née. On avait craint, on avait souffert pour elle ; on avait\nmieux senti combien on l'aimait.\n\nLes résultats matériels de la mise en état de défense furent aussi tout\nà l'avantage de la cité. On avait appris à connaître ses forces. On\nn'aurait plus à les improviser. On était plus sûr de soi. A l'avenir, à\ntout événement, on serait prêt.\n\nEnfin, jamais le sort de l'oeuvre du docteur Sarrasin ne s'était\nannoncé si brillant. Et, chose rare, on ne se montra pas ingrat envers\nMarcel. Encore bien que le salut de tous n'eût pas été son ouvrage, des\nremerciements publics furent votés au jeune ingénieur comme à\nl'organisateur de la défense, à celui au dévouement duquel la ville\naurait dû de ne pas périr, si les projets de Herr Schultze avaient été\nmis à exécution.\n\nMarcel, cependant, ne trouvait pas que son rôle fût terminé. Le mystère\nqui environnait Stahlstadt pouvait encore receler un danger,\npensait-il. Il ne se tiendrait pour satisfait qu'après avoir porté une\nlumière complète au milieu même des ténèbres qui enveloppaient encore\nla Cité de l'Acier.\n\nIl résolut donc de retourner à Stahlstadt, et de ne reculer devant rien\npour avoir le dernier mot de ses derniers secrets.\n\nLe docteur Sarrasin essaya bien de lui représenter que l'entreprise\nserait difficile, hérissée de dangers, peut-être ; qu'il allait faire\nlà une sorte de descente aux enfers ; qu'il pouvait trouver on ne sait\nquels abîmes cachés sous chacun de ses pas... Herr Schultze, tel qu'il\nle lui avait dépeint, n'était pas homme à disparaître impunément pour\nles autres, à s'ensevelir seul sous les ruines de toutes ses\nespérances... On était en droit de tout redouter de la dernière pensée\nd'un tel personnage... Elle ne pouvait rappeler que l'agonie terrible\ndu requin !...\n\n<< C'est précisément parce que je pense, cher docteur, que tout ce que\nvous imaginez est possible, lui répondit Marcel, que je crois de mon\ndevoir d'aller à Stahlstadt. C'est une bombe dont il m'appartient\nd'arracher la mèche avant qu'elle n'éclate, et je vous demanderai même\nla permission d'emmener Octave avec moi.\n\n-- Octave ! s'écria le docteur.\n\n-- Oui ! C'est maintenant un brave garçon, sur lequel on peut compter,\net je vous assure que cette promenade lui fera du bien !\n\n-- Que Dieu vous protège donc tous les deux ! >> répondit le vieillard\nému en l'embrassant.\n\nLe lendemain matin, une voiture, après avoir traversé les villages\nabandonnés, déposait Marcel et Octave à la porte de Stahlstadt. Tous\ndeux étaient bien équipés, bien armés, et très décidés à ne pas revenir\nsans avoir éclairci ce sombre mystère.\n\nIls marchaient côte à côte sur le chemin de ceinture extérieur qui\nfaisait le tour des fortifications, et la vérité, dont Marcel s'était\nobstiné à douter jusqu'à ce moment, se dessinait maintenant devant lui.\n\nL'usine était complètement arrêtée, c'était évident. De cette route\nqu'il longeait avec Octave, sous le ciel noir, sans une étoile au ciel,\nil aurait aperçu, jadis, la lumière du gaz, l'éclair parti de la\nbaïonnette d'une sentinelle, mille signes de vie désormais absents. Les\nfenêtres illuminées des secteurs se seraient montrées comme autant de\nverrières étincelantes. Maintenant, tout était sombre et muet. La mort\nseule semblait planer sur la cité, dont les hautes cheminées se\ndressaient à l'horizon comme des squelettes. Les pas de Marcel et de\nson compagnon sur la chaussée résonnaient dans le vide. L'expression de\nsolitude et de désolation était si forte, qu'Octave ne put s'empêcher\nde dire :\n\n<< C'est singulier, je n'ai jamais entendu un silence pareil à celui-ci\n! On se croirait dans un cimetière ! >>\n\nIl était sept heures, lorsque Marcel et Octave arrivèrent au bord du\nfossé, en face de la principale porte de Stahlstadt. Aucun être vivant\nne se montrait sur la crête de la muraille, et, des sentinelles qui\nautrefois s'y dressaient de distance en distance, comme autant de\npoteaux humains, il n'y avait plus la moindre trace. Le pont-levis\nétait relevé, laissant devant la porte un gouffre large de cinq à six\nmètres.\n\nIl fallut plus d'une heure pour réussir à amarrer un bout de câble, en\nle lançant à tour de bras à l'une des poutrelles. Après bien des peines\npourtant, Marcel y parvint, et Octave, se suspendant à la corde, put se\nhisser à la force des poignets jusqu'au toit de la porte. Marcel lui\nfit alors passer une à une les armes et munitions ; puis, il prit à son\ntour le même chemin.\n\nIl ne resta plus alors qu'à ramener le câble de l'autre côté de la\nmuraille, à faire descendre tous les _impedimenta_ comme on les avait\nhissés, et, enfin, à se laisser glisser en bas.\n\nLes deux jeunes gens se trouvèrent alors sur le chemin de ronde que\nMarcel se rappelait avoir suivi le premier jour de son entrée à\nStahlstadt. Partout la solitude et le silence le plus complet. Devant\neux s'élevait, noire et muette, la masse imposante des bâtiments, qui,\nde leurs mille fenêtres vitrées, semblaient regarder ces intrus comme\npour leur dire :\n\n<< Allez-vous-en !... Vous n'avez que faire de vouloir pénétrer nos\nsecrets ! >>\n\nMarcel et Octave tinrent conseil.\n\n<< Le mieux est d'attaquer la porte O, que je connais >>, dit Marcel.\n\nIls se dirigèrent vers l'ouest et arrivèrent bientôt devant l'arche\nmonumentale qui portait à son front la lettre O. Les deux battants\nmassifs de chêne, à gros clous d'acier, étaient fermés. Marcel s'en\napprocha, heurta à plusieurs reprises avec un pavé qu'il ramassa sur la\nchaussée.\n\nL'écho seul lui répondit.\n\n<< Allons ! à l'ouvrage ! >> cria-t-il à Octave.\n\nIl fallut recommencer le pénible travail du lancement de l'amarre par-\ndessus la porte, afin de rencontrer un obstacle où elle pût s'accrocher\nsolidement. Ce fut difficile. Mais, enfin, Marcel et Octave réussirent\nà franchir la muraille, et se trouvèrent dans l'axe du secteur O.\n\n<< Bon ! s'écria Octave, à quoi bon tant de peines ? Nous voilà bien\navancés ! Quand nous avons franchi un mur, nous en trouvons un autre\ndevant nous !\n\n-- Silence dans les rangs ! répondit Marcel... Voilà justement mon\nancien atelier. Je ne serai pas fâché de le revoir et d'y prendre\ncertains outils dont nous aurons certainement besoin, sans oublier\nquelques sachets de dynamite. >>\n\nC'était la grande halle de coulée où le jeune Alsacien avait été admis\nlors de son arrivée à l'usine. Qu'elle était lugubre, maintenant, avec\nses fourneaux éteints, ses rails rouillés, ses grues poussiéreuses qui\nlevaient en l'air leurs grands bras éplorés comme autant de potences !\nTout cela donnait froid au coeur, et Marcel sentait la nécessité d'une\ndiversion.\n\n<< Voici un atelier qui t'intéressera davantage >>, dit-il à Octave en\nle précédant sur le chemin de la cantine.\n\nOctave fit un signe d'acquiescement, qui devint un signe de\nsatisfaction, lorsqu'il aperçut, rangés en bataille sur une tablette de\nbois, un régiment de flacons rouges, jaunes et verts. Quelques boîtes\nde conserve montraient aussi leurs étuis de fer-blanc, poinçonnés aux\nmeilleures marques. Il y avait là de quoi faire un déjeuner dont le\nbesoin, d'ailleurs, se faisait sentir. Le couvert fut donc mis sur le\ncomptoir d'étain, et les deux jeunes gens reprirent des forces pour\ncontinuer leur expédition.\n\nMarcel, tout en mangeant, songeait à ce qu'il avait à faire. Escalader\nla muraille du Bloc central, il n'y avait pas à y songer. Cette\nmuraille était prodigieusement haute, isolée de tous les autres\nbâtiments, sans une saillie à laquelle on pût accrocher une corde. Pour\nen trouver la porte -- porte probablement unique --, il aurait fallu\nparcourir tous les secteurs, et ce n'était pas une opération facile.\nRestait l'emploi de la dynamite, toujours bien chanceux, car il\nparaissait impossible que Herr Schultze eût disparu sans semer\nd'embûches le terrain qu'il abandonnait, sans opposer des contre-mines\naux mines que ceux qui voudraient s'emparer de Stahlstadt ne\nmanqueraient pas d'établir. Mais rien de tout cela n'était pour faire\nreculer Marcel.\n\nVoyant Octave refait et reposé, Marcel se dirigea avec lui vers le bout\nde la rue qui formait l'axe du secteur, jusqu'au pied de la grande\nmuraille en pierre de taille.\n\n<< Que dirais-tu d'un boyau de mine là-dedans ? demanda-t-il. -- Ce sera\ndur, mais nous ne sommes pas des fainéants ! >> répondit Octave, prêt à\ntout tenter.\n\nLe travail commença. Il fallut déchausser la base de la muraille,\nintroduire un levier dans l'interstice de deux pierres, en détacher\nune, et enfin, à l'aide d'un foret, opérer la percée de plusieurs\npetits boyaux parallèles. A dix heures, tout était terminé, les\nsaucissons de dynamite étaient en place, et la mèche fut allumée.\n\nMarcel savait qu'elle durerait cinq minutes, et comme il avait remarqué\nque la cantine, située dans un sous-sol, formait une véritable cave\nvoûtée, il vint s'y réfugier avec Octave.\n\nTout à coup, l'édifice et la cave même furent secoués comme par l'effet\nd'un tremblement de terre. Une détonation formidable, pareille à celle\nde trois ou quatre batteries de canons tonnant à la fois, déchira les\nairs, suivant de près la secousse. Puis, après deux à trois secondes,\nune avalanche de débris projetés de tous les côtés retomba sur le sol.\n\nCe fut, pendant quelques instants, un roulement continu de toits\ns'effondrant, de poutres craquant, de murs s'écroulant, au milieu des\ncascades claires des vitres cassées.\n\nEnfin, cet horrible vacarme prit fin. Octave et Marcel quittèrent alors\nleur retraite.\n\nSi habitué qu'il fût aux prodigieux effets des substances explosives,\nMarcel fut émerveillé des résultats qu'il constata. La moitié du\nsecteur avait sauté, et les murs démantelés de tous les ateliers\nvoisins du Bloc central ressemblaient à ceux d'une ville bombardée. De\ntoutes parts les décombres amoncelés, les éclats de verre et les\nplâtres couvraient le sol, tandis que des nuages de poussière,\nretombant lentement du ciel où l'explosion les avait projetés,\ns'étalaient comme une neige sur toutes ces ruines.\n\nMarcel et Octave coururent à la muraille intérieure. Elle était\ndétruite aussi sur une largeur de quinze à vingt mètres, et, de l'autre\ncôté de la brèche, l'ex-dessinateur du Bloc central aperçut la cour, à\nlui bien connue, où il avait passé tant d'heures monotones.\n\nDu moment où cette cour n'était plus gardée, la grille de fer qui\nl'entourait n'était pas infranchissable... Elle fut bientôt franchie.\n\nPartout le même silence.\n\nMarcel passa en revue les ateliers où jadis ses camarades admiraient\nses épures. Dans un coin, il retrouva, à demi ébauché sur sa planche,\nle dessin de machine à vapeur qu'il avait commencé, lorsqu'un ordre de\nHerr Schultze l'avait appelé au parc. Au salon de lecture, il revit les\njournaux et les livres familiers.\n\nToutes choses avaient gardé la physionomie d'un mouvement suspendu,\nd'une vie interrompue brusquement.\n\nLes deux jeunes gens arrivèrent à la limite intérieure du Bloc central\net se trouvèrent bientôt au pied de la muraille qui devait, dans la\npensée de Marcel, les séparer du parc.\n\n<< Est-ce qu'il va falloir encore faire danser ces moellons-là ? lui\ndemanda Octave.\n\n-- Peut-être... mais, pour entrer, nous pourrions d'abord chercher une\nporte qu'une simple fusée enverrait en l'air. >>\n\nTous deux se mirent à tourner autour du parc en longeant la muraille.\nDe temps à autre, ils étaient obligés de faire un détour, de doubler un\ncorps de bâtiment qui s'en détachait comme un éperon, ou d'escalader\nune grille. Mais ils ne la perdaient jamais de vue, et ils furent\nbientôt récompensés de leurs peines. Une petite porte, basse et louche,\nqui interrompait le muraillement, leur apparut.\n\nEn deux minutes, Octave eut percé un trou de vrille à travers les\nplanches de chêne. Marcel, appliquant aussitôt son oeil à cette\nouverture, reconnut, à sa vive satisfaction, que, de l'autre côté,\ns'étendait le parc tropical avec sa verdure éternelle et sa température\nde printemps.\n\n<< Encore une porte à faire sauter, et nous voilà dans la place !\ndit-il à son compagnon.\n\n-- Une fusée pour ce carré de bois, répondit Octave, ce serait trop\nd'honneur ! >>\n\nEt il commença d'attaquer la poterne à grands coups de pic.\n\nIl l'avait à peine ébranlée, qu'on entendit une serrure intérieure\ngrincer sous l'effort d'une clef, et deux verrous glisser dans leurs\ngardes.\n\nLa porte s'entrouvrit, retenue en dedans par une grosse chaîne.\n\n<< _Wer da ?_ >> (Qui va là ?) dit une voix rauque.\n\nXVII EXPLICATIONS A COUPS DE FUSIL\n\nLes deux jeunes gens ne s'attendaient à rien moins qu'à une pareille\nquestion. Ils en furent plus surpris véritablement qu'ils ne l'auraient\nété d'un coup de fusil.\n\nDe toutes les hypothèses que Marcel avait imaginées au sujet de cette\nville en léthargie, la seule qui ne se fût pas présentée à son esprit,\nétait celle-ci : un être vivant lui demandant tranquillement compte de\nsa visite. Son entreprise, presque légitime, si l'on admettait que\nStahlstadt fût complètement déserte, revêtait une tout autre\nphysionomie, du moment où la cité possédait encore des habitants. Ce\nqui n'était, dans le premier cas, qu'une sorte d'enquête archéologique,\ndevenait, dans le second, une attaque à main armée avec effraction.\n\nToutes ces idées se présentèrent à l'esprit de Marcel avec tant de\nforce, qu'il resta d'abord comme frappé de mutisme.\n\n<< _Wer da ?_ >> répéta la voix, avec un peu d'impatience.\n\nL'impatience n'était évidemment pas tout à fait déplacée. Franchir pour\narriver à cette porte des obstacles si variés, escalader des murailles\net faire sauter des quartiers de ville, tout cela pour n'avoir rien à\nrépondre lorsqu'on vous demande simplement :\n\n<< Qui va là ? >> cela ne laissait pas d'être surprenant.\n\nUne demi-minute suffit à Marcel pour se rendre compte de la fausseté de\nsa position, et aussitôt, s'exprimant en allemand :\n\n<< Ami ou ennemi à votre gré ! répondit-il. Je demande à parler à Herr\nSchultze. >>\n\nIl n'avait pas articulé ces mots qu'une exclamation de surprise se fit\nentendre à travers la porte entrebâillée :\n\n<< _Ach !_ >>\n\nEt, par l'ouverture, Marcel put apercevoir un coin de favoris rouges,\nune moustache hérissée, un oeil hébété, qu'il reconnut aussitôt. Le\ntout appartenait à Sigimer, son ancien garde du corps.\n\n<< Johann Schwartz ! s'écria le géant avec une stupéfaction mêlée de\njoie. Johann Schwartz ! >>\n\nLe retour inopiné de son prisonnier paraissait l'étonner presque autant\nqu'il avait dû l'être de sa disparition mystérieuse. << Puis-je parler\nà Herr Schultze ? >> répéta Marcel, voyant qu'il ne recevait d'autre\nréponse que cette exclamation.\n\nSigimer secoua la tête.\n\n<< Pas d'ordre ! dit-il. Pas entrer ici sans ordre !\n\n-- Pouvez-vous du moins faire savoir à Herr Schultze que je suis là et\nque je désire l'entretenir ?\n\n-- Herr Schultze pas ici ! Herr Schultze parti ! répondit le géant avec\nune nuance de tristesse.\n\n-- Mais où est-il ? Quand reviendra-t-il ?\n\n-- Ne sais ! Consigne pas changée ! Personne entrer sans ordre ! >>\n\nCes phrases entrecoupées furent tout ce que Marcel put tirer de\nSigimer, qui, à toutes les questions, opposa un entêtement bestial.\n\nOctave finit par s'impatienter.\n\n<< A quoi bon demander la permission d'entrer ? dit-il. Il est bien\nplus simple de la prendre ! >>\n\nEt il se rua contre la porte pour essayer de la forcer. Mais la chaîne\nrésista, et une poussée, supérieure à la sienne, eut bientôt refermé le\nbattant, dont les deux verrous furent successivement tirés.\n\n<< Il faut qu'ils soient plusieurs derrière cette planche ! >> s'écria\nOctave, assez humilié de ce résultat.\n\nIl appliqua son oeil au trou de vrille, et, presque aussitôt, il poussa\nun cri de surprise :\n\n<< Il y a un second géant !\n\n-- Arminius ? >> répondit Marcel.\n\nEt il regarda à son tour par le trou de vrille.\n\n<< Oui ! c'est Arminius, le collègue de Sigimer ! >>\n\nTout à coup, une autre voix, qui semblait venir du ciel, fit lever la\ntête à Marcel.\n\n<< _Wer da ?_ >> disait la voix.\n\nC'était celle d'Arminius, cette fois.\n\nLa tête du gardien dépassait la crête de la muraille, qu'il devait\navoir atteinte à l'aide d'une échelle.\n\n<< Allons, vous le savez bien, Arminius ! répondit Marcel. Voulez-vous\nouvrir, oui ou non ? >>\n\nIl n'avait pas achevé ces mots que le canon d'un fusil se montra sur la\ncrête du mur. Une détonation retentit, et une balle vint raser le bord\ndu chapeau d'Octave.\n\n<< Eh bien, voilà pour te répondre ! >> s'écria Marcel, qui,\nintroduisant un saucisson de dynamite sous la porte, la fit voler en\néclats.\n\nA peine la brèche était-elle faite, que Marcel et Octave, la carabine\nau poing et le couteau aux dents, s'élancèrent dans le parc.\n\nContre le pan du mur, lézardé par l'explosion, qu'ils venaient de\nfranchir, une échelle était encore dressée, et, au pied de cette\néchelle, on voyait des traces de sang. Mais ni Sigimer ni Arminius\nn'étaient là pour défendre le passage.\n\nLes jardins s'ouvraient devant les deux assiégeants dans toute la\nsplendeur de leur végétation. Octave était émerveillé.\n\n<< C'était magnifique !... dit-il. Mais attention !... Déployons nous\nen tirailleurs !... Ces mangeurs de choucroute pourraient bien s'être\ntapis derrière les buissons ! >>\n\nOctave et Marcel se séparèrent, et, prenant chacun l'un des côtés de\nl'allée qui s'ouvrait devant eux ils avancèrent avec prudence, d'arbre\nen arbre, d'obstacle en obstacle, selon les principes de la stratégie\nindividuelle la plus élémentaire.\n\nLa précaution était sage. Ils n'avaient pas fait cent pas, qu'un second\ncoup de fusil éclata. Une balle fit sauter l'écorce d'un arbre que\nMarcel venait à peine de quitter.\n\n<< Pas de bêtises !... Ventre à terre ! >> dit Octave à demi voix.\n\nEt, joignant l'exemple au précepte, il rampa sur les genoux et sur les\ncoudes jusqu'à un buisson épineux qui bordait le rond-point au centre\nduquel s'élevait la Tour du Taureau. Marcel, qui n'avait pas suivi\nassez promptement cet avis, essuya un troisième coup de feu et n'eut\nque le temps de se jeter derrière le tronc d'un palmier pour en éviter\nun quatrième.\n\n<< Heureusement que ces animaux-là tirent comme des conscrits ! cria\nOctave à son compagnon, séparé de lui par une trentaine de pas.\n\n-- Chut ! répondit Marcel des yeux autant que des lèvres. Vois-tu la\nfumée qui sort de cette fenêtre, au rez-de-chaussée ?... C'est là\nqu'ils sont embusqués, les bandits !... Mais je veux leur jouer un tour\nde ma façon ! >>\n\nEn un clin d'oeil, Marcel eut coupé derrière le buisson un échalas de\nlongueur raisonnable ; puis, se débarrassant de sa vareuse, il la jeta\nsur ce bâton, qu'il surmonta de son chapeau, et il fabriqua ainsi un\nmannequin présentable. Il le planta alors à la place qu'il occupait, de\nmanière à laisser visibles le chapeau et les deux manches, et, se\nglissant vers Octave, il lui siffla dans l'oreille :\n\n<< Amuse-les par ici en tirant sur la fenêtre, tantôt de ta place,\ntantôt de la mienne ! Moi, je vais les prendre à revers ! >>\n\nEt Marcel, laissant Octave tirailler, se coula discrètement dans les\nmassifs qui faisaient le tour du rond-point.\n\nUn quart d'heure se passa, pendant lequel une vingtaine de balles\nfurent échangées sans résultat.\n\nLa veste de Marcel et son chapeau étaient littéralement criblés ; mais,\npersonnellement, il ne s'en trouvait pas plus mal. Quant aux persiennes\ndu rez-de-chaussée, la carabine d'Octave les avait mises en miettes.\n\nTout à coup, le feu cessa, et Octave entendit distinctement ce cri\nétouffé :\n\n<< A moi !... Je le tiens !... >>\n\nQuitter son abri, s'élancer à découvert dans le rond-point, monter à\nl'assaut de la fenêtre, ce fut pour Octave l'affaire d'une demi-minute.\nUn instant après, il tombait dans le salon.\n\nSur le tapis, enlacés comme deux serpents, Marcel et Sigimer luttaient\ndésespérément. Surpris par l'attaque soudaine de son adversaire, qui\navait ouvert à l'improviste une porte intérieure, le géant n'avait pu\nfaire usage de ses armes. Mais sa force herculéenne en faisait un\nredoutable adversaire, et, quoique jeté à terre, il n'avait pas perdu\nl'espoir de reprendre le dessus. Marcel, de son côté, déployait une\nvigueur et une souplesse remarquables.\n\nLa lutte eût nécessairement fini par la mort de l'un des combattants,\nsi l'intervention d'Octave ne fat arrivée à point pour amener un\nrésultat moins tragique. Sigimer, pris par les deux bras et désarmé, se\nvit attaché de manière à ne pouvoir plus faire un mouvement.\n\n<< Et l'autre ? >> demanda Octave.\n\nMarcel montra au bout de l'appartement un sofa sur lequel Arminius\nétait étendu tout sanglant.\n\n<< Est-ce qu'il a reçu une balle ? demanda Octave.\n\n-- Oui >>, répondit Marcel.\n\nPuis il s'approcha d'Arminius.\n\n<< Mort ! dit-il.\n\n-- Ma foi, le coquin ne l'a pas volé ! s'écria Octave.\n\n-- Nous voilà maîtres de la place ! répondit Marcel. Nous allons\nprocéder à une visite sérieuse. D'abord le cabinet de Herr Schultze ! >>\n\nDu salon d'attente où venait de se passer le dernier acte du siège, les\ndeux jeunes gens suivirent l'enfilade d'appartements qui conduisait au\nsanctuaire du Roi de l'Acier.\n\nOctave était en admiration devant toutes ces splendeurs.\n\nMarcel souriait en le regardant et ouvrait une à une les portes qu'il\nrencontrait devant lui jusqu'au salon vert et or.\n\nIl s'attendait bien à y trouver du nouveau, mais rien d'aussi singulier\nque le spectacle qui s'offrit à ses yeux. On eut dit que le bureau\ncentral des postes de New York ou de Paris, subitement dévalisé, avait\nété jeté pêle-mêle dans ce salon. Ce n'étaient de tous côtés que\nlettres et paquets cachetés, sur le bureau, sur les meubles, sur le\ntapis. On enfonçait jusqu'à mi-jambe dans cette inondation. Toute la\ncorrespondance financière, industrielle et personnelle de Herr\nSchultze, accumulée de jour en jour dans la boîte extérieure du parc,\net fidèlement relevée par Arminius et Sigimer, était là dans le cabinet\ndu maître.\n\nQue de questions, de souffrances, d'attentes anxieuses, de misères, de\nlarmes enfermées dans ces plis muets à l'adresse de Herr Schultze ! Que\nde millions aussi, sans doute, en papier, en chèques, en mandats, en\nordres de tout genre !... Tout cela dormait là, immobilisé par\nl'absence de la seule main qui eut le droit de faire sauter ces\nenveloppes fragiles mais inviolables.\n\n<< Il s'agit maintenant, dit Marcel, de retrouver la porte secrète du\nlaboratoire ! >>\n\nIl commença donc à enlever tous les livres de la bibliothèque. Ce fut\nen vain. Il ne parvint pas à découvrir le passage masqué qu'il avait un\njour franchi en compagnie de Herr Schultze. En vain il ébranla un à un\ntous les panneaux, et, s'armant d'une tige de fer qu'il prit dans la\ncheminée, il les fit sauter l'un après l'autre ! En vain il sonda la\nmuraille avec l'espoir de l'entendre sonner le creux ! Il fut bientôt\névident que Herr Schultze, inquiet de n'être plus seul à posséder le\nsecret de la porte de son laboratoire, l'avait supprimée.\n\nMais il avait nécessairement dû en faire ouvrir une autre.\n\n<< Où ?... se demandait Marcel. Ce ne peut être qu'ici, puisque c'est\nici qu'Arminius et Sigimer ont apporté les lettres ! C'est donc dans\ncette salle que Herr Schultze a continué de se tenir après mon départ !\nJe connais assez ses habitudes pour savoir qu'en faisant murer l'ancien\npassage, il aura voulu en avoir un autre à sa portée, à l'abri des\nregards indiscrets !... Serait-ce une trappe sous le tapis ? >>\n\nLe tapis ne montrait aucune trace de coupure. Il n'en fut pas moins\ndécloué et relevé. Le parquet, examiné feuille à feuille, ne présentait\nrien de suspect.\n\n<< Qui te dit que l'ouverture est dans cette pièce ? demanda Octave.\n\n-- J'en suis moralement sûr ! répondit Marcel.\n\n-- Alors il ne me reste plus qu'à explorer le plafond >>, dit Octave en\nmontant sur une chaise.\n\nSon dessein était de grimper jusque sur le lustre et de sonder le tour\nde la rosace centrale à coups de crosse de fusil.\n\nMais Octave ne fut pas plus tôt suspendu au candélabre doré, qu'à son\nextrême surprise, il le vit s'abaisser sous sa main. Le plafond bascula\net laissa à découvert un trou béant, d'où une légère échelle d'acier\ndescendit automatiquement jusqu'au ras du parquet.\n\nC'était comme une invitation à monter.\n\n<< Allons donc ! Nous y voilà ! >> dit tranquillement Marcel ; et il\ns'élança aussitôt sur l'échelle, suivi de près par son compagnon.\n\nXVIII L'AMANDE DU NOYAU\n\nL'échelle d'acier s'accrochait par son dernier échelon au parquet même\nd'une vaste salle circulaire, sans communication avec l'extérieur.\nCette salle eût été plongée dans l'obscurité la plus complète, si une\néblouissante lumière blanchâtre n'eût filtré à travers l'épaisse vitre\nd'un oeil-de-boeuf, encastré au centre de son plancher de chêne. On eût\ndit le disque lunaire, au moment où dans son opposition avec le soleil,\nil apparaît dans toute sa pureté.\n\nLe silence était absolu entre ces murs sourds et aveugles, qui ne\npouvaient ni voir ni entendre. Les deux jeunes gens se crurent dans\nl'antichambre d'un monument funéraire.\n\nMarcel, avant d'aller se pencher sur la vitre étincelante, eut un\nmoment d'hésitation. Il touchait à son but ! De là, il n'en pouvait\ndouter, allait sortir l'impénétrable secret qu'il était venu chercher à\nStahlstadt !\n\nMais son hésitation ne dura qu'un instant. Octave et lui allèrent\ns'agenouiller près du disque et inclinèrent la tête de manière à\npouvoir explorer dans toutes ses parties la chambre placée au-dessous\nd'eux.\n\nUn spectacle aussi horrible qu'inattendu s'offrit alors à leurs regards.\n\nCe disque de verre, convexe sur ses deux faces, en forme de lentille,\ngrossissait démesurément les objets que l'on regardait à travers.\n\nLà était le laboratoire secret de Herr Schultze. L'intense lumière qui\nsortait à travers le disque, comme si c'eût été l'appareil dioptrique\nd'un phare, venait d'une double lampe électrique brûlant encore dans sa\ncloche vide d'air, que le courant voltaïque d'une pile puissante\nn'avait pas cessé d'alimenter. Au milieu de la chambre, dans cette\natmosphère éblouissante, une forme humaine, énormément agrandie par la\nréfraction de la lentille -- quelque chose comme un des sphinx du\ndésert libyque --, était assise dans une immobilité de marbre.\n\nAutour de ce spectre, des éclats d'obus jonchaient le sol.\n\nPlus de doute !... C'était Herr Schultze, reconnaissable au rictus\neffrayant de sa mâchoire, à ses dents éclatantes, mais un Herr Schultze\ngigantesque, que l'explosion de l'un de ses terribles engins avait à la\nfois asphyxié et congelé sous l'action d'un froid terrible !\n\nLe Roi de l'Acier était devant sa table, tenant une plume de géant,\ngrande comme une lance, et il semblait écrire encore ! N'eût été le\nregard atone de ses pupilles dilatées, l'immobilité de sa bouche, on\nl'aurait cru vivant. Comme ces mammouths que l'on retrouve enfouis dans\nles glaçons des régions polaires, ce cadavre était là, depuis un mois,\ncaché à tous les yeux. Autour de lui tout était encore gelé, les\nréactifs dans leurs bocaux, l'eau dans ses récipients, le mercure dans\nsa cuvette !\n\nMarcel, en dépit de l'horreur de ce spectacle, eut un mouvement de\nsatisfaction en se disant combien il était heureux qu'il eût pu\nobserver du dehors l'intérieur de ce laboratoire, car très certainement\nOctave et lui auraient été frappés de mort en y pénétrant.\n\nComment donc s'était produit cet effroyable accident ?\n\nMarcel le devina sans peine, lorsqu'il eut remarqué que les fragments\nd'obus, épars sur le plancher, n'étaient autres que de petits morceaux\nde verre. Or, l'enveloppe intérieure, qui contenait l'acide carbonique\nliquide dans les projectiles asphyxiants de Herr Schultze, vu la\npression formidable qu'elle avait à supporter, était faite de ce verre\ntrempé, qui a dix ou douze fois la résistance du verre ordinaire ; mais\nun des défauts de ce produit, qui était encore tout nouveau, c'est que,\npar l'effet d'une action moléculaire mystérieuse, il éclate subitement,\nquelquefois, sans raison apparente. C'est ce qui avait dû arriver.\nPeut- être même la pression intérieure avait-elle provoqué plus\ninévitablement encore l'éclatement de l'obus qui avait été déposé dans\nle laboratoire. L'acide carbonique, subitement décomprimé, avait alors\ndéterminé, en retournant à l'état gazeux, un effroyable abaissement de\nla température ambiante.\n\nToujours est-il que l'effet avait dû être foudroyant. Herr Schultze,\nsurpris par la mort dans l'attitude qu'il avait au moment de\nl'explosion, s'était instantanément momifié au milieu d'un froid de\ncent degrés au-dessous de zéro.\n\nUne circonstance frappa surtout Marcel, c'est que le Roi de l'Acier\navait été frappé pendant qu'il écrivait.\n\nOr, qu'écrivait-il sur cette feuille de papier avec cette plume que sa\nmain tenait encore ? Il pouvait être intéressant de recueillir la\ndernière pensée, de connaître le dernier mot d'un tel homme.\n\nMais comment se procurer ce papier ? Il ne fallait pas songer un\ninstant à briser le disque lumineux pour descendre dans le laboratoire.\nLe gaz acide carbonique, emmagasiné sous une effroyable pression,\naurait fait irruption au-dehors, et asphyxié tout être vivant qu'il eût\nenveloppé de ses vapeurs irrespirables. C'eût été courir à une mort\ncertaine, et, évidemment, les risques étaient hors de proportion avec\nles avantages que l'on pouvait recueillir de la possession de ce papier.\n\nCependant, s'il n'était pas possible de reprendre au cadavre de Herr\nSchultze les dernières lignes tracées par sa main, il était probable\nqu'on pourrait les déchiffrer, agrandies qu'elles devaient être par la\nréfraction de la lentille. Le disque n'était-il pas là, avec les\npuissants rayons qu'il faisait converger sur tous les objets renfermés\ndans ce laboratoire, si puissamment éclairé par la double lampe\nélectrique ?\n\nMarcel connaissait l'écriture de Herr Schultze, et, après quelques\ntâtonnements, il parvint à lire les dix lignes suivantes.\n\nAinsi que tout ce qu'écrivait Herr Schultze, c'était plutôt un ordre\nqu'une instruction.\n\n<< Ordre à B. K. R. Z. d'avancer de quinze jours l'expédition projetée\ncontre France-Ville. -- Sitôt cet ordre reçu, exécuter les mesures par\nmoi prises. -- Il faut que l'expérience, cette fois, soit foudroyante\net complète. -- Ne changez pas un iota à ce que j'ai décidé. -- Je veux\nque dans quinze jours France-Ville soit une cité morte et que pas un de\nses habitants ne survive. -- Il me faut une Pompéi moderne, et que ce\nsoit en même temps l'effroi et l'étonnement du monde entier. -- Mes\nordres bien exécutés rendent ce résultat inévitable.\n\n<< Vous m'expédierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel\nBruckmann. - Je veux les voir et les avoir.\n\n<< SCHULTZ... >>\n\nCette signature était inachevée ; 1'E final et le paraphe habituel y\nmanquaient.\n\nMarcel et Octave demeurèrent d'abord muets et immobiles devant cet\nétrange spectacle, devant cette sorte d'évocation d'un génie\nmalfaisant, qui touchait au fantastique.\n\nMais il fallut enfin s'arracher à cette lugubre scène. Les deux amis,\ntrès émus, quittèrent donc la salle, située au-dessus du laboratoire.\n\nLà, dans ce tombeau où régnerait l'obscurité complète lorsque la lampe\ns'éteindrait, faute de courant électrique, le cadavre du Roi de l'Acier\nallait rester seul, desséché comme une de ces momies des Pharaons que\nvingt siècles n'ont pu réduire en poussière !...\n\nUne heure plus tard, après avoir délié Sigimer, fort embarrassé de la\nliberté qu'on lui rendait, Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et\nreprenaient la route de France-Ville, où ils rentraient le soir même.\n\nLe docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet, lorsqu'on lui annonça\nle retour des deux jeunes gens.\n\n<< Qu'ils entrent ! s'écria-t-il, qu'ils entrent vite ! >>\n\nSon premier mot en les voyant tous deux fut :\n\n<< Eh bien ?\n\n-- Docteur, répondit Marcel, les nouvelles que nous vous apportons de\nStahlstadt vous mettront l'esprit en repos et pour longtemps. Herr\nSchultze n'est plus ! Herr Schultze est mort !\n\n-- Mort ! >> s'écria le docteur Sarrasin.\n\nLe bon docteur demeura pensif quelque temps devant Marcel, sans ajouter\nun mot.\n\n<< Mon pauvre enfant, lui dit-il après s'être remis, comprends-tu que\ncette nouvelle qui devrait me réjouir puisqu'elle éloigne de nous ce\nque j'exècre le plus, la guerre, et la guerre la plus injuste, la moins\nmotivée ! comprends-tu qu'elle m'ait, contre toute raison, serré le\ncoeur ! Ah ! pourquoi cet homme aux facultés puissantes s'était-il\nconstitué notre ennemi ? Pourquoi surtout n'a-t-il pas mis ses rares\nqualités intellectuelles au service du bien ? Que de forces perdues\ndont l'emploi eût été utile, si l'on avait pu les associer avec les\nnôtres et leur donner un but commun ! Voilà ce qui tout d'abord m'a\nfrappé, quand tu m'as dit : \"Herr Schultze est mort.\" Mais, maintenant,\nraconte- moi, ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.\n\n-- Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvé la mort dans le mystérieux\nlaboratoire qu'avec une habileté diabolique il s'était appliqué à\nrendre inaccessible de son vivant. Nul autre que lui n'en connaissait\nl'existence, et nul, par conséquent, n'eût pu y pénétrer même pour lui\nporter secours. Il a donc été victime de cette incroyable concentration\nde toutes les forces rassemblées dans ses mains, sur laquelle il avait\ncompté bien à tort pour être à lui seul la clef de toute son oeuvre, et\ncette concentration, à l'heure marquée de Dieu, s'est soudain tournée\ncontre lui et contre son but !\n\n-- Il n'en pouvait être autrement ! répondit le docteur Sarrasin. Herr\nSchultze était parti d'une donnée absolument erronée. En effet, le\nmeilleur gouvernement n'est-il pas celui dont le chef, après sa mort,\npeut être le plus facilement remplacé, et qui continue de fonctionner\nprécisément parce que ses rouages n'ont rien de secret ?\n\n-- Vous allez voir, docteur, répondit Marcel, que ce qui s'est passé à\nStahlstadt est la démonstration, _ipso facto_, de ce que vous venez de\ndire. J'ai trouvé Herr Schultze assis devant son bureau, point central\nd'où partaient tous les ordres auxquels obéissait la Cité de l'Acier,\nsans que jamais un seul eût été discuté La mort lui avait à ce point\nlaissé l'attitude et toutes les apparences de la vie que j'ai cru un\ninstant que ce spectre allait me parler !... Mais l'inventeur a été le\nmartyr de sa propre invention ! Il a été foudroyé par l'un de ces obus\nqui devaient anéantir notre ville ! Son arme s'est brisée dans sa main,\nau moment même où il allait tracer la dernière lettre d'un ordre\nd'extermination ! Ecoutez ! >>\n\nEt Marcel lut à haute voix les terribles lignes, tracées par la main de\nHerr Schultze, dont il avait pris copie.\n\nPuis, il ajouta :\n\n<< Ce qui d'ailleurs m'eût prouvé mieux encore que Herr Schultze était\nmort, si j'avais pu en douter plus longtemps, c'est que tout avait\ncessé de vivre autour de lui ! C'est que tout avait cessé de respirer\ndans Stahlstadt ! Comme au palais de la Belle au bois dormant, le\nsommeil avait suspendu toutes les vies, arrêté tous les mouvements ! La\nparalysie du maître avait du même coup paralysé les serviteurs et\ns'était étendue jusqu'aux instruments !\n\n-- Oui, répondit le docteur Sarrasin, il y a eu, là, justice de Dieu !\nC'est en voulant précipiter hors de toute mesure son attaque contre\nnous, c'est en forçant les ressorts de son action que Herr Schultze a\nsuccombé !\n\n-- En effet, répondit Marcel ; mais maintenant, docteur, ne pensons\nplus au passé et soyons tout au présent. Herr Schultze mort, si c'est\nla paix pour nous, c'est aussi la ruine pour l'admirable établissement\nqu'il avait créé, et provisoirement, c'est la faillite. Des\nimprudences, colossales comme tout ce que le Roi de l'Acier imaginait,\nont creusé dix abîmes. Aveuglé, d'une part, par ses succès, de l'autre\npar sa passion contre la France et contre vous, il a fourni d'immenses\narmements, sans prendre de garanties suffisantes à tout ce qui pouvait\nnous être ennemi. Malgré cela, et bien que le paiement de la plupart de\nses créances puisse se faire attendre longtemps, je crois qu'une main\nferme pourrait remettre Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien\nles forces qu'elle avait accumulées pour le mal. Herr Schultze n'a\nqu'un héritier possible, docteur, et cet héritier, c'est vous. Il ne\nfaut pas laisser périr son oeuvre. On croit trop en ce monde qu'il n'y\na que profit à tirer de l'anéantissement d'une force rivale. C'est une\ngrande erreur, et vous tomberez d'accord avec moi, je l'espère, qu'il\nfaut au contraire sauver de cet immense naufrage tout ce qui peut\nservir au bien de l'humanité. Or, à cette tâche, je suis prêt à me\ndévouer tout entier.\n\n-- Marcel a raison, répondit Octave, en serrant la main de son ami, et\nme voilà prêt à travailler sous ses ordres, si mon père y consent.\n\n-- Je vous approuve, mes chers enfants, dit le docteur Sarrasin. Oui,\nMarcel, les capitaux ne nous manqueront pas, et, grâce à toi, nous\naurons, dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d'instruments tel que\npersonne au monde ne pensera plus désormais à nous attaquer ! Et,\ncomme, en même temps que nous serons les plus forts, nous tâcherons\nd'être aussi les plus justes, nous ferons aimer les bienfaits de la\npaix et de la justice à tout ce qui nous entoure. Ah ! Marcel, que de\nbeaux rêves ! Et quand je sens que par toi et avec toi, je pourrai en\nvoir accomplir une partie, je me demande pourquoi... oui ! pourquoi je\nn'ai pas deux fils !... pourquoi tu n'es pas le frère d'Octave !... A\nnous trois, rien ne m'eût paru impossible !... >>\n\nXIX UNE AFFAIRE DE FAMILLE\n\nPeut-être, dans le courant de ce récit, n'a-t-il pas été suffisamment\nquestion des affaires personnelles de ceux qui en sont les héros. C'est\nune raison de plus pour qu'il soit permis d'y revenir et de penser\nenfin à eux pour eux-mêmes.\n\nLe bon docteur, il faut le dire, n'appartenait pas tellement à l'être\ncollectif, à l'humanité, que l'individu tout entier disparût pour lui,\nalors même qu'il venait de s'élancer en plein idéal. Il fut donc frappé\nde la pâleur subite qui venait de couvrir le visage de Marcel à ses\ndernières paroles. Ses yeux cherchèrent à lire dans ceux du jeune homme\nle sens caché de cette soudaine émotion. Le silence du vieux praticien\ninterrogeait le silence du jeune ingénieur et attendait peut- être que\ncelui-ci le rompît ; mais Marcel, redevenu maître de lui par un rude\neffort de volonté, n'avait pas tardé à retrouver tout son sang- froid.\nSon teint avait repris ses couleurs naturelles, et son attitude n'était\nplus que celle d'un homme qui attend la suite d'un entretien commencé.\n\nLe docteur Sarrasin, un peu impatienté peut-être de cette prompte\nreprise de Marcel par lui-même, se rapprocha de son jeune ami ; puis,\npar un geste familier de sa profession de médecin, il s'empara de son\nbras et le tint comme il eût fait de celui d'un malade dont il aurait\nvoulu discrètement ou distraitement tâter le pouls.\n\nMarcel s'était laissé faire sans trop se rendre compte de l'intention\ndu docteur, et comme il ne desserrait pas les lèvres :\n\n<< Mon grand Marcel, lui dit son vieil ami, nous reprendrons plus tard\nnotre entretien sur les futures destinées de Stahlstadt. Mais il n'est\npas défendu, alors même qu'on se voue à l'amélioration du sort de tous,\nde s'occuper aussi du sort de ceux qu'on aime, de ceux qui vous\ntouchent de plus près. Eh bien, je crois le moment venu de te raconter\nce qu'une jeune fille, dont je te dirai le nom tout à l'heure,\nrépondait, il n'y a pas longtemps encore, à son père et à sa mère, à\nqui, pour la vingtième fois depuis un an, on venait de la demander en\nmariage. Les demandes étaient pour la plupart de celles que les plus\ndifficiles auraient eu le droit d'accueillir, et cependant la jeune\nfille répondait non, et toujours non ! >>\n\nA ce moment, Marcel, d'un mouvement un peu brusque, dégagea son poignet\nresté jusque-là dans la main du docteur. Mais, soit que celui-ci se\nsentît suffisamment édifié sur la santé de son patient, soit qu'il ne\nse fût pas aperçu que le jeune homme lui eût retiré tout à la fois son\nbras et sa confiance, il continua son récit sans paraître tenir compte\nde ce petit incident.\n\n<< \"Mais enfin, disait à sa fille la mère de la jeune personne dont je\nte parle, dis-nous au moins les raisons de ces refus multipliés.\nEducation, fortune, situation honorable, avantages physiques, tout est\nlà ! Pourquoi ces non si fermes, si résolus, si prompts, à des demandes\nque tu ne te donnes pas même la peine d'examiner ? Tu es moins\npéremptoire d'ordinaire !\"\n\n<< Devant cette objurgations de sa mère, la jeune fille se décida enfin\nà parler, et alors, comme c'est un esprit net et un coeur droit, une\nfois résolue à rompre le silence, voici ce qu'elle dit :\n\n<< \"Je vous réponds non avec autant de sincérité que j'en mettrais à\nvous répondre oui, chère maman, si oui était en effet prêt à sortir de\nmon coeur. Je tombe d'accord avec vous que bon nombre des partis que\nvous m'offrez sont à des degrés divers acceptables ; mais, outre que\nj'imagine que toutes ces demandes s'adressent beaucoup plus à ce qu'on\nappelle le plus beau, c'est-à-dire le plus riche parti de la ville,\nqu'à ma personne, et que cette idée-là ne serait pas pour me donner\nl'envie de répondre oui, j'oserai vous dire, puisque vous le voulez,\nqu'aucune de ces demandes n'est celle que j'attendais, celle que\nj'attends encore, et j'ajouterai que, malheureusement, celle que\nj'attends pourra se faire attendre longtemps, si jamais elle arrive !\n\n<< - Eh quoi ! mademoiselle, dit la mère stupéfaite, vous...\n\n<< Elle n'acheva pas sa phrase, faute de savoir comment la terminer, et\ndans sa détresse, elle tourna vers son mari des regards qui imploraient\nvisiblement aide et secours.\n\n<< Mais, soit qu'il ne tînt pas à entrer dans cette bagarre, soit qu'il\ntrouvât nécessaire qu'un peu plus de lumière se fît entre la mère et la\nfille avant d'intervenir, le mari n'eut pas l'air de comprendre, si\nbien que la pauvre enfant, rouge d'embarras et peut-être aussi d'un peu\nde colère, prit soudain le parti d'aller jusqu'au bout.\n\n<< \"Je vous ai dit, chère mère, reprit-elle, que la demande que\nj'espérais pourrait bien se faire attendre longtemps, et qu'il n'était\nmême pas impossible qu'elle ne se fît jamais. J'ajoute que ce retard,\nfût-il indéfini, ne saurait ni m'étonner ni me blesser. J'ai le malheur\nd'être, dit-on, très riche ; celui qui devrait faire cette demande est\ntrès pauvre ; alors il ne la fait pas et il a raison. C'est à lui\nd'attendre...\n\n<< - Pourquoi pas à nous d'arriver ? \" dit la mère voulant peut-être\narrêter sur les lèvres de sa fille les paroles qu'elle craignait\nd'entendre.\n\n<< Ce fut alors que le mari intervint.\n\n<< \"Ma chère amie, dit-il en prenant affectueusement les deux mains de\nsa femme, ce n'est pas impunément qu'une mère aussi justement écoutée\nde sa fille que vous, célèbre devant elle depuis qu'elle est au monde\nou peu s'en faut, les louanges d'un beau et brave garçon qui est\npresque de notre famille, qu'elle fait remarquer à tous la solidité de\nson caractère, et qu'elle applaudit à ce que dit son mari lorsque\ncelui- ci a l'occasion de vanter à son tour son intelligence hors\nligne, quand il parle avec attendrissement des mille preuves de\ndévouement qu'il en a reçues ! Si celle qui voyait ce jeune homme,\ndistingué entre tous par son père et par sa mère, ne l'avait pas\nremarqué à son tour, elle aurait manqué à tous ses devoirs !\n\n<< -- Ah ! père ! s'écria alors la jeune fille en se jetant dans les\nbras de sa mère pour y cacher son trouble, si vous m'aviez devinée,\npourquoi m'avoir forcée de parler ?\n\n<< -- Pourquoi ? reprit le père, mais pour avoir la joie de t'entendre,\nma mignonne, pour être plus assuré encore que je ne me trompais pas,\npour pouvoir enfin te dire et te faire dire par ta mère que nous\napprouvons le chemin qu'a pris ton coeur, que ton choix comble tous nos\nvoeux, et que, pour épargner à l'homme pauvre et fier dont il s'agit de\nfaire une demande à laquelle sa délicatesse répugne, cette demande,\nc'est moi qui la ferai, -- oui ! je la ferai, parce que j'ai lu dans\nson coeur comme dans le tien ! Sois donc tranquille ! A la première\nbonne occasion qui se présentera, je me permettrai de demander à\nMarcel, si, par impossible, il ne lui plairait pas d'être mon gendre\n!...\" >>\n\nPris à l'improviste par cette brusque péroraison, Marcel s'était dressé\nsur ses pieds comme s'il eût été mû par un ressort. Octave lui avait\nsilencieusement serré la main pendant que le docteur Sarrasin lui\ntendait les bras. Le jeune Alsacien était pâle comme un mort. Mais\nn'est-ce pas l'un des aspects que prend le bonheur, dans les âmes\nfortes, quand il y entre sans avoir crié : gare !...\n\nXX CONCLUSION\n\nFrance-Ville, débarrassée de toute inquiétude, en paix avec tous ses\nvoisins, bien administrée, heureuse, grâce à la sagesse de ses\nhabitants, est en pleine prospérité. Son bonheur, si justement mérité,\nne lui fait pas d'envieux, et sa force impose le respect aux plus\nbatailleurs.\n\nLa Cité de l'Acier n'était qu'une usine formidable, qu'un engin de\ndestruction redouté sous la main de fer de Herr Schultze ; mais, grâce\nà Marcel Bruckmann, sa liquidation s'est opérée sans encombre pour\npersonne, et Stahlstadt est devenue un centre de production\nincomparable pour toutes les industries utiles.\n\nMarcel est, depuis un an, le très heureux époux de Jeanne, et la\nnaissance d'un enfant vient d'ajouter à leur félicité.\n\nQuant à Octave, il s'est mis bravement sous les ordres de son beau-\nfrère, et le seconde de tous ses efforts. Sa soeur est maintenant en\ntrain de le marier à l'une de ses amies, charmante d'ailleurs, dont les\nqualités de bon sens et de raison garantiront son mari contre toutes\nrechutes.\n\nLes voeux du docteur et de sa femme sont donc remplis et, pour tout\ndire, ils seraient au comble du bonheur et même de la gloire, -- si la\ngloire avait jamais figuré pour quoi que ce soit dans le programme de\nleurs honnêtes ambitions.\n\nOn peut donc assurer dès maintenant que l'avenir appartient aux efforts\ndu docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann, et que l'exemple de\nFrance-Ville et de Stahlstadt, usine et cité modèles, ne sera pas perdu\npour les générations futures.\n\nFin de Les Cinq Cents Millions de la Bégum"